« Le Pont de Bezons » mis en Seine par Jean Rolin.

Au commencement, en 1980, la publication Chemins d’eau aux Éditions Maritimes & d’Outre-Mer, débute une série d’ouvrages qui vont s’égrener sur une vingtaine de titres.  Parmi ceux-ci, ajoutons au premier titre : Zones en 1985 et La clôture en 2001 qui narrent déjà des aventures pédestres de Jean Rolin sur le territoire hexagonal.

Sa dernière parution, « Le Pont de Bezons », aux éditions P.O.L, relate les expéditions de l’écrivain le long de la Seine. Un roman de regards pour immersion sensitive dans le décor des berges. Un flot de sensations évocatrices.

Les récits de marche de Jean Rolin naissent de projets aux contours imprécis et d’une envergure disproportionnée pour être réalisables : Dans le cas du Pont de Bezons, le projet consiste « à mener sur les berges de la Seine, entre Melun et Mantes des reconnaissances aléatoires, au fil des saisons, dans un désordre voulu ».

Son objet est le presque rien, assister à un lever de soleil sur le Pont de Bezons. Un pont sur la Seine fondu dans la banalité d’un décor de banlieue, mais dont la description permet à force de digressions de retisser la trame entière de notre présent, et tout un passé avec lui. Dans une chronologie établie pour conférer aux lieux une épaisseur temporelle dont la saisonnalité recompose le cadre.

Le pont avant sa restructuration en 2009

Guillaume Thouroude (écrivain voyageur et chercheur en littérature) dans La démarche ambulatoire de Jean Rolin : un écrivain voyageur au débouché des mouvements littéraires du XXe siècle, écrit :

[Un voyageur n’est rien sans les territoires déterminés sur lesquels il exerce ses déplacements, ses séjours et ses dispositifs. Jean Rolin, plus que tout autre auteur, définit un territoire avant d’écrire et se tient à son projet de départ, que celui-ci soit fructueux ou pas, qu’il soit réalisable ou pas. Ce qui compte, dans les textes de Rolin, ce n’est pas la faisabilité de tel ou tel projet, et encore moins sa réussite, que le fait d’avoir parcouru et quasiment épuisé un territoire, un trajet ou une dimension géographique à travers un dispositif textuel déterminé.]

Comme il les définit lui-même dans Terminal Frigo, les voyages brossent une « autobiographie subliminale ».

Jean Rolin• Crédit : Hélène Bamberger

Guillaume Thouroude, rappelle les contraintes d’existence des récits fixées par l’auteur pour [Zones, voyage autour de Paris obéissant à des règles telles que dormir chaque soir dans un hôtel différent, et ne jamais emprunter deux fois la même ligne de transport en commun. [Alors que] La Clôture, de son côté, impose au narrateur-performer de se mettre en orbite sur un segment précis du boulevard périphérique. Le résultat littéraire, ou en tout cas le contenu du récit, est entièrement redevable de ce qui se passe, ou pas, dans le cadre factuel défini. La réception de ces textes les détermine comme récits de voyage et non comme roman, ou pour le dire plus précisément, comme textes factuels de géographie.]

De la fermeture d’un fast-food à un crépuscule de banlieue, « Le Pont de Bezons » dévoile les trésors enfouis sous la banalité des apparences qui occulte notre attention. Le spectaculaire n’a pas de place dans ces dépotoirs qui recueillent les témoins d’un passé en décomposition. Les signaux visuels et les odeurs forment un duo de marqueurs de sensations. Attentif aux modifications des parcours, Jean Rolin note l’acharnement des communes à rendre les terrains vagues inutilisables pour les gens du voyage. De profonds sillons sont creusés si bien qu’à chacun de ses passages l’auteur ne manque pas de relever la prolifération de ces cicatrices de terre. Comme chacun peut le constater lors de marche dans les marges urbaines.

Le pont après restructuration- Photo publiée par Herlin Chane-kuen

Si Céline, Maupassant et Madame de Sévigné apparaissent dans le récit comme témoins d’une autre histoire des lieux, Gustave Caillebotte s’immisce dans un décor lié aux débuts de l’industrie aéronautique. A ces noms célèbres s’ajouteront des personnes sorties de l’anonymat par le hasard des rencontres, plus nombre de communautés, clubs et congrégations qui viennent à point nommé habiter le récit.

Vue de l’Hotel où s’installe l’auteur pour assister au lever du jour sur le pont

L’auteur, par la précision topographique et temporelle de l’organisation de son récit, nous offre avec brio les sensations les plus infimes que peut connaître le marcheur quand il est attentif à son environnement. Une démarche partagée par ceux qui sont réceptifs aux signaux faibles et qui décryptent avec une acuité particulière leur environnement.

Un livre-manifeste pour une démarche littéraire

Le Pont de Bezons, Jean Rolin- éditions P.O.L 2020 – prix : 19€

Lajos Kassák, la marche initiatique de l’artiste-prolétaire

Lajos Kassák

Poète, peintre et théoricien hongrois d’avant-garde, Lajos Kassák (1887-1967) se revendiqua toute sa vie comme un artiste prolétaire. Proche des dadaïstes et des surréalistes, cet autodidacte fut aussi le mentor du photographe Robert Capa. Publié en 1927 à Budapest, Vagabondages paraît pour la première fois en France en 1972 aux éditions Corvina. Le livre est à nouveau disponible aux éditions Séguier. L’éditeur, en illustrant sa couverture d’une photo de hobo, induit un positionnement de l’auteur loin de sa culture européenne. Un choix contestable.

Né en 1887, d’un père laborantin et d’une mère blanchisseuse, Lajos Kassák est rétif au savoir scolaire et s’oriente très vite vers un apprentissage en serrurerie. C’est donc en ouvrier et en aspirant-poète qu’il décide de prendre la route pour Paris en compagnie d’un camarade sculpteur, un certain Gödrös, en 1909. Chemin faisant, l’auteur se sépare de Gödrös, et rencontre un dandy nommé Emil Szittya (1), qui étudie les représentations du Christ, veut partir au Chili et rêve d’assassiner le Tsar. Plus pacifique, Kassák cherche simplement sa place en ce monde.

Untitled 1922 – coll.MOMA

« Plus je vagabondais, plus me paraissait naturelle cette confuse négation de tout.»

Qui n’a jamais rêvé de tout plaquer pour prendre la route ? Lajos Kassák, lui, a plus d’une raison de se lancer dans l’aventure. Nous sommes en 1909, il a 22 ans et, partout en Europe, une effervescence artistique et révolutionnaire fait trembler l’ancien monde. Alors il décide de quitter Budapest pour rallier à pied l’épicentre de l’agitation : Paris. C’est le point de départ d’une odyssée picaresque et libertaire qui le mènera d’un bout à l’autre du continent.
Le récit qu’en donne l’auteur près de vingt ans plus tard, en 1927, est à mi-chemin entre un roman d’initiation hérité de Voltaire ou de Goethe, et une autobiographie poétique comme nous en offrira la Beat Generation. Vagabondages se situe entre le Jack Kerouac de Sur la route et le Jacques London des Vagabonds du rail.

« Je le sentais : aussi facile qu’il m’avait été facile de prendre la route, aussi difficile il me serait de retourner parmi les gens que l’on appelle normaux, d’accepter leurs lois entortillées, les coutumes auxquelles les contraignent ces lois. »

Lajos Kassák, marche et rêve

Par Philippe Lançon — article publié dans Libération le 8 avril 2020

Portrait de Lajos Kassák à Budapest, en 1918, par Ilka Révai. (Photo Kassák Museum, Budapest)

Dans «Vagabondages», l’écrivain, peintre et poète hongrois fait le récit picaresque de son périple à pied de Budapest à Paris, qu’il entreprit en 1909 à l’âge de 22 ans, avec notamment Emil Szittya (1) comme compagnon de route.

Comme Louis XVI, il était serrurier. Comme lui, il a fait sa vie dans une autre fonction. Le Hongrois Lajos Kassák, écrivain, peintre et poète d’avant-garde, l’un des premiers de son pays, a 22 ans lorsqu’il s’en va, à pied, les poches à peu près vides. C’est un autodidacte. Ses parents voulaient en faire un prêtre. Son père, préparateur en pharmacie, abandonne la famille. Les enfants Kassák sont élevés par leur mère, blanchisseuse. Lajos entre à 12 ans en apprentissage. L’épopée picaresque contée dans Vagabondages n’est qu’une partie d’un long cycle autobiographique. Publiée en 1927, elle commence au moment où l’auteur décide de laisser non seulement son pays et son métier, mais aussi tout travail lié à une forme de soumission.

Comme dans Don Quichotte, les chevaliers en guenilles vont par couple : accompagné successivement par deux énergumènes, eux-mêmes hongrois, écrivains, artistes, Kassák traverse son pays, l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique, le nord de la France. On est en 1909 : ce sont encore des années où les villes sont petites, les campagnes peuplées, leurs habitants à la fois pauvres, durs et habitués à nourrir, à accueillir dans une étable ou un poulailler, quitte à les insulter, les multiples loqueteux qui passent ; car les routes et les asiles de nuit sont pleins de vagabonds. Ce sont aussi les années où bourlingue le jeune Cendrars, auquel l’auteur de Vagabondages et ses compagnons font souvent penser, l’amertume en plus. Kassák laisse à Budapest la dulcinée qu’il épousera plus tard et qui l’a engagé à partir, peut-être parce qu’elle le trouvait pénible. De toute façon, comme écrit Cendrars, quand tu aimes il faut partir. Surtout à 20 ans. Elle lui écrira des lettres, poste restante, tout au long du voyage, et fera publier des poèmes qu’il lui envoie. L’objectif est Paris, la ville qui fait rêver le monde ; mais ce n’est qu’un objectif. L’idée est de bouger et de monter la vie à cru, quitte à subir ses ruades.

Foyer de travailleurs

Il prend d’abord le bateau, sur le Danube, avec son premier compagnon et ami, le sculpteur sur bois Gödrös. Ça commence bien : «Jusque-là, j’avais toujours été indifférent à la nature, et maintenant, de part et d’autre du Danube, je sentais la beauté des collines, qui m’apparaissaient comme des corps à la vie trépidante, et j’entendais presque la croissance des arbres lointains et la respiration des prairies étendues. « Tu vois, dis-je à Gödrös, elle vit pour de bon, la vie. » Lui, il jacassait d’abondance, et il était aussi insouciant et joyeux que moi. Tout mon passé, comme un lourd boulet, se détachait, s’éloignait de moi. […] Nous voyageâmes ainsi jusqu’à cinq heures de l’après-midi, nous nous amusions des palabres des gens, nous regardions les bras nus des filles, et celles qui nous paraissaient dignes d’amour, nous échangions à leurs propos des gaillardises et des inepties. Nous ne parlions pas des choses et des gens de chez nous. Je n’y pensais même plus, j’étais tout aux instants qui passaient. On ne peut se sentir si bien que dans la pureté animale. Hier était loin, et demain ne m’intéressait pas.» Très vite, évidemment, ça se gâte.

Au premier foyer de travailleurs, il faut se déshabiller avant d’entrer : «Nous étions dans un couloir de cave mal éclairé. De longs champignons saillaient sur un mur, nos vêtements jetés dessus faisaient sur les murs blancs comme des ombres de cadavres pendus.» L’écriture de Kassák restitue la violence, les surprises, les images, tout ce qui, dans un tel voyage, relève de la comédie et de l’apparition. Les deux garçons, bientôt épuisés, passent la frontière. Après une nuit à la belle étoile, «soudain, comme surgi de terre, un agent de police fut devant nous. Il dit quelque chose en allemand, je sentis que ces paroles devaient être des questions, mais j’étais incapable de rien répondre. Peut-être que cet homme bien astiqué, engoncé dans son uniforme, avait passé toute la nuit planté dans notre dos, et maintenant que le soleil se montrait, il en faisait autant pour notre perte». Kassák ne parle pas l’allemand. Gödrös lui a dit qu’il le parlait, mais c’est faux, et le voilà qui sort un petit dictionnaire rouge et se met à ânonner des mots allemands «à vous écorcher la langue». Kassák découvre qu’il voyage en compagnie d’un menteur patenté. Au poste, on les interroge, on leur hurle dessus. Kassák dit en hongrois au flic qui ne le comprend pas : «Tu peux bien me gueuler après. Si cette crapule de Gödrös n’est pas capable de te parler avec un dictionnaire, alors, qu’est-ce-que tu me demandes, à moi, qui n’en ai pas ?» Cette scène inaugurale va se répéter, d’une façon ou d’une autre, de pays en pays, que ce soit lorsqu’ils mendient, entrent dans un foyer, tapent des paysans, se font passer pour ce qu’ils ne sont pas : l’enfer, quand on voyage comme ça, c’est l’autre qu’on ne supporte plus, mais sans lequel il est encore plus difficile de voyager. Et il ne faut pas attendre de ces voyageurs la moindre reconnaissance. Le don n’a aucun lien avec la gratitude.

«Petites combines»

Dans un salon de coiffure, Gödrös feint d’être coiffeur, ne trompe personne, est passé à tabac ; on dirait une scène de Molière. Les tripes au vinaigre servies dans les foyers d’accueil où ils dorment à même le sommier d’acier, le lait aigre que leur offrent systématiquement les paysans qui n’ont rien d’autre, leur mettent les boyaux à l’envers : «Et nous faisons bombance sans mesure, et notre nez peu à peu s’emplissait d’odeurs de tourné, le monde autour de nous n’était plus que du lait aigre qui nous tombait dessus comme un nouveau déluge. Ce lait vraiment nous étouffait nuit et jour.» Ils s’aguerrissent, apprennent à mentir, à tondre une petite ville. Ils deviennent cyniques, ne cessent de s’engueuler, en viennent à se haïr. C’est une vie circulaire, où une scène ne fait qu’en répéter une autre, même si chacune méritait d’être écrite. Dans une taverne allemande, ils parviennent à se faire servir un gueuleton, en commençant par refuser une bière pour mieux attendrir les clients. Ils finissent avec une gueule de bois, la panse pleine et un lit. Au matin, ils s’avisent qu’après des semaines de voyage ils n’ont toujours pas visité «une église, ni un musée, ni un cimetière», eux les artistes, les poètes, et Kassák dit à Gödrös : «Si nous devons vagabonder ainsi longtemps, il n’adviendra rien de nous. Nous sommes maintenant des salauds irresponsables, nous voyageons à coups de petites combines, et nous passons en aveugle à côté de tout ce qui se propose à nous de beau et de grand.»

Cet état d’esprit fait de hauts et de bas, trempé comme un acier dans la froide épreuve de la route, cet état où la volonté d’être libre reste plus forte que toute morale sociale et que le plus dur obstacle, il le décrit rétrospectivement très bien : «Des jours et des jours après encore, je fus tenté de retourner à Pest, de planter là Gödrös et ses mensonges, de laisser les asiles, les eaux de vaisselle des postes de secours, et de me retrouver devant l’établi, et de suivre ma vocation, de faire ce pour quoi j’étais né. Mais tout cela, c’étaient des idées qui me venaient sur la grand-route, mes pieds rebelles, eux, martelaient le sol, le ciel infini était bleu au-dessus de moi, et j’allais comme si le vent m’avait poussé loin de Pest dans un espace encore inviolé et un temps encore non mesuré. L’amour du travail n’était déjà plus pour moi qu’une mauvaise maladie momentanée. Des forces inquiètes m’habitaient, elles m’emportaient, et je m’abandonnai à elles. Où elles m’emportaient, vers quoi, cela ne m’intéressait pas.» Mais pour être emporté, il faut des chaussures, et quand les leurs ne leur vont plus, parce que leurs pieds ont enflé, ils vivent l’enfer et ils se quittent. L’image que Kassák donne rétrospectivement de Gödrös est déplorable, mais rien ne nous dit qu’elle n’a pas été déformée par la colère, le souvenir, le sens du récit ou la volonté de paraître, par contraste, le mec bien.

Vieillards poudrés

C’est alors que, dans une taverne de Stuttgart, Kassák est abordé par un étrange individu nommé Emil Szittya, le futur auteur de 82 Rêves pendant la guerre 1939-1945 (lire Libération du 9 février 2019). Il a le même âge que lui, portrait : «Szittya s’assit sur la chaise en face de moi, et croisa les jambes avec élégance. Il parlait en accentuant fortement les mots, il prenait grand soin de se montrer à moi sous un jour respectable et pourtant, tout, en lui, me faisait l’effet d’un drôle de bonhomme, avec ses singeries. Il portait des bottines montant jusqu’aux chevilles, un brûle-gueule de matin au tuyau mâchonné sortait de son gousset, ses cheveux étaient drus et raides comme du fil de fer, on aurait dit les piquants d’un hérisson.» Comme les voleurs d’enfants de Pinocchio, Szittya commence par amadouer Kassák en lui offrant des galettes de pomme de terre, puis en leur trouvant une chambre où dormir, chez un vieil homme qui se prend pour un musicien et qu’il s’agit de flatter. Assez vite, les choses tournent mal. Szittya, antisémite, a une spécialité : se faire passer pour juif afin de récupérer de l’argent ou des repas dans les caisses d’entraide juives, qui soutiennent les familles victimes de pogroms à l’Est, et dans les synagogues. Comme dans les Aventures de Rabbi Jacob, Kassák doit alors apprendre à réciter les prières en hébreu, mais il n’y arrive pas, ou mal. Comme ils dorment dans le même lit, et comme Szittya lui vante les corps des jeunes athlètes, Kassák se noue dans une chemise de nuit trop grande pour lui, car il craint d’être violé par son nouveau compagnon, qui le conduit dans un cabaret d’homosexuels, occasion d’une description dégoûtée mais dantesque : si Kassák n’a eu aucun plaisir à être approché par des vieillards poudrés, dans le genre Charlus, il en a pris dix-huit ans plus tard à les décrire, et il en donne. Dix autres scènes relèvent du roman picaresque, chez des moines méchants, des paysans belges odieux, à Bruxelles où Kassák découvre les crevettes qu’il confond avec des cancrelats, mais aussi le milieu des révolutionnaires russes, enfin en France, où les villageois sont atroces. Paris le déçoit et il rentre vite fait et par le train à Budapest, où l’attend sa vie d’écrivain.

A propos de Vagabondages de Lajos Kassák:
-Titre original : Csavargások
-Première publication 1927 à Budapest

Lajos Kassák Vagabondages Traduit du hongrois et préfacé par Roger Richard. Séguier, 248 pp., 19 €.

Notes

(1) En 1909, avec un compagnon de route, l’écrivain hongrois Lajos Kassak, il fait une bonne partie du chemin. Dans les villes, ils tapent les associations de toutes sortes, de l’Armée du salut aux socialistes en passant par les juifs et les catholiques. Parfois, ils dorment sur un banc, ou sur des matelas pleins de punaises. Szittya amène Kassak dans un cabaret homosexuel, chez des individus dont il obtient un lit, un repas, des sous. Il est doué pour les rencontres et ne peut «résister aux choses bizarres»«Sa figure grotesque, écrit Kassak dans son autobiographie publiée en 1926, se frayait un chemin parmi les passants. Il parlait comme un possédé de Dieu, et il était hirsute et sale comme en automne les chiens vagabonds. Est-il bon ? Est-il mauvais ? me demandais-je souvent. Et je ne trouvais pas de réponse nette à cette question. Il pouvait être un de ces Juifs légendaires qui errent par les routes leur vie durant, et ne se trouvent jamais de patrie. […] Je marchais à côté de lui, et je lorgnais d’un œil en coin cet insecte chimérique, ce bouledogue en pain d’épice, ce pou du désert au poil crépu, ce perroquet aux sept couleurs chargé d’un sac à dos, et je faisais comme si je prenais au sérieux toutes ses extravagances, et comme si elles m’enthousiasmaient.»

in L’occupation des rêves, sur les traces d’Emil Szittya par Philippe Lançon in Libération daté 8 février 2019

Sites à visiter :

Biographie
https://monoskop.org/Lajos_Kass%C3%A1k

Musée
https://whichmuseum.com/hungary/budapest/kassak-museum

Contexte culturel

Les mouvements d’avant-garde dans les années 1920 – Institut culturel hongrois, Paris (> 12/07)

 

De quelques marcheurs par Michéa Jacobi

Michéa Jacobi est né en 1955, à Arles dans le quartier de Trinquetaille. Instituteur, il vit et travaille à Marseille.

De Neil Armstrong (astronaute) à Giovanni Zarbula (cadrannier) en passant par Empédocle et bien d’autres marcheurs qui ont laissé leur empreinte dans l’histoire grande ou petite, Michéa Jacobi nous convie à mettre nos pas dans ceux de ces philosophes, mystiques, poètes, archipoète et gens de peu. On croise Woody Guthrie, le pape Grégoire XVI, un marcheur pur, un saint ahuri et un torero à pied. Chaque page raconte, dans de courts textes fluides, les vies peu ordinaires d’humains pour qui la marche a été sinon un émerveillement au moins une victoire de « l’aplomb ».

Neil Armstrong – photo NASA

« Tout homme qui marche est porteur d’un secret », confie l’auteur. Il cherche dans la relation des motivations de ces « Walking Class Heroes » à percer leur secret, dans ce petit livre passionnant.

Classés par ordre alphabétique, ces 26 marcheurs invétérés aux parcours singuliers ont en commun une passion particulière : pendant la majeure partie de leur existence, ils éprouvèrent un goût irrépressible pour la pratique de la marche :

Armstrong Neil, astronaute (né en 1930), Basho, haïkiste et pèlerin (1644 – 1694), Coryat Thomas, pedestrissime Odcombien (1576 – 1617), David-Néel, Alexandra, tibétophile (1868 – 1969), Empédocle, marcheur triomphal (490  – 435 av. J.-C.), Faber Gotthilf Theodor von, piéton à Saint Pétersbourg (1766 – 1847), Guthrie Woodrow Wilson dit Woody, compositeur itinérant (1912 – 1967), Hearne Samuel, explorateur obstiné et ethnographe de circonstance (1745 – 1792), Ibn Battûta, Abou Abd Allah Muhammad dit, (1304 – 1369), Jean de Dieu, marcheur de l’angoisse à la sainteté (1495 – 1550), Korzeniowski Robert, marcheur pur (né en 1968), Lasteyrie Charles-Philibert de, comte, agronome et éducateur (1759 – 1849), Muston Alexis, dit le grand faucheux (1810 – 1888), Noël Magali, Magali Noëlle Guiffray dite, Muovi lo (né en 1932), Orrorin tugenensis, lointain camarade (entre 6,9 à 7,2 millions d’années), Poulmann, Pierre-Joseph, assassin (guillotiné en 1844), Querno Camille, Archipoète (1470 – 1528), Romero Francisco, torero à pied (vers 1700 – 1763), Saba, Umberto Poli dit, poète triestin (1883 – 1957), Torres Villarroel Diego de, Gran Piscator de Salamanca (1694 – 1770), Ulay, Uwe Laysiepen dit, marcheur nuptial (né en 1943), Vidrequin Roméo, sapeur (1920 – 1999), Walking Stewart, John Stewart dit, philosophe autodidacte (1749 – 1822), XVI Grégoire, pape anti-siège (1765 – 1846), Yun Li Ching, comme un pigeon (1736 ou 1677 – 1933), Zarbula, Giovanni Francesco, cadrannier (actif dans les Alpes du Sud entre 1833 et 1881)

Un petit ouvrage réédité, publié une première fois, en 2012, aux éditions La Bibliothèque, ce recueil était épuisé. Pour cette nouvelle édition chez Le Tripode, l’auteur a révisé l’ensemble et augmenté le recueil de cinq dessins inédits.

Alexandra David-Neel au retour de Lhassa, 1928

Woody Guthrie

 

Michéa Jacobi – Walking class heroes – éd. Le Tripode – 10€

Werner Herzog : le monde se révèle à ceux qui voyagent à pied.

Werner Herzog, cinéaste reconnu pour affronter des situations extrêmes, a parcouru une partie de la planète à pied. Coutumier de longues marches jusqu’à l’épuisement, il entend conjurer l’effondrement de la civilisation, thème récurrent de ses films, mais aussi affronter la mort.  En 1974, Werner Herzog a 32 ans. Il a déjà réalisé Aguirre et L’Enigme de Kaspar Hauser vient tout juste de sortir.

«Marcher nous fait sortir de nos habitudes modernes. Je fais mes films à pied. C’est en marchant que fonctionne le mieux mon univers imaginaire.» (1)

« Ce que marcher peut faire mal. » (2)

Certainement que pour le cinéaste, l’attrait pour l’absurde et la folie va de pair avec une esthétique des grands espaces et des paysages saisissants, d’où le récit de son voyage à pied Sur le chemin des glaces (Vom Gehen im Eis), Munich-Paris du 23 novembre au 14 décembre 1974, dont le texte incarne son auteur au point que la lecture de ce récit brosse un portrait saisissant de Werner Herzog, marcheur de l’extrême.

Quand le samedi 23 novembre 1974, Werner Herzog apprend par téléphone que son amie Lotte Eisner est gravement malade. Il est tellement bouleversé par la nouvelle qu’il décide sur le champ de la rejoindre à Paris. Pour lui, Lotte Eisner ne peut pas disparaître, car écrit-il « Le cinéma allemand ne peut pas encore se passer d’elle, nous ne devons pas la laisser mourir. J’ai pris une veste, une boussole, un sac marin et les affaires indispensables. Mes bottes étaient tellement solides, tellement neuves, qu’elles m’inspiraient confiance. Je me mis en route pour Paris par le plus court chemin, avec la certitude qu’elle vivrait si j’allais à elle à pied. Et puis, j’avais envie de me retrouver seul ». Ce journal de marche témoigne de la force de l’amitié d’un homme, dont la mise en marche implacable vers son amie aurait une fonction quasi magique de vaincre la mort.

Lotte Eisner avec Werner Herzog

Près de neuf cents kilomètres les séparent. Il ira à pied, décidant qu’elle devrait attendre son arrivée pour partir. Herzog décida de faire le voyage en ligne droite, avec une boussole. Cela impliquait d’abandonner les routes et les autoroutes et d’entrer dans les forêts, les montagnes et les rivières, ainsi que les contraintes liées aux clôtures, aux propriétés privées et aux lieux isolés. Et tout cela sous un hiver de fortes pluies, de boue et de neige. Pour lui, si ce n’était pas un vrai sacrifice, cela n’en valait pas la peine.

Jour après jour, il va tenir un carnet de voyage dans lequel il notera son état d’esprit, son état physique et psychologique.

Quand j’arriverai à Paris, elle sera en vie. Il ne peut pas en être autrement, cela ne se peut pas. Elle n’a pas le droit de mourir. Plus tard, peut-être, quand nous le lui permettrons.” Et en effet Lotte Eisner décèdera le 25 novembre 1983 soit neuf ans après que Werner Herzog soit arrivé à Paris.

À travers cette marche qui anime de bout en bout le récit, Herzog nous réapprend à voir ce sur quoi notre œil glisse, indifférent. Tout ici est mouvement : chemins, fleuve, oiseaux, arbres, pluie, neige. Narration mais aussi témoignage d’un homme qui nous fait partager tour à tour ses moments d’exaltation, d’épuisement, de plénitude.

Dans une interview pour la revue Hors-Champ en 2004 il répondait à des questions sur la marche.

La marche est-elle quelque part liée à votre démarche de travail ?

Werner Herzog : Je voyage souvent à pieds. Bien sûr dans ces conditions il arrive que j’aie tout un roman ou un match de foot qui se déroule dans ma tête. Oui je vois alors beaucoup de choses apparaître.

HC : Qu’est-ce qui vous intéresse tant dans la marche ? Est-ce un moyen d’atteindre un autre état physique ou mental ?

WH : Il n’est pas nécessaire pour moi de marcher pour initier un projet. Mais il faut que je m’explique, je ne suis pas un « backpacker » et je ne suis pas quelqu’un qui fait du jogging ou de la randonnée, ni qui se déplace toujours à pieds comme avant le temps des automobiles. Je suis paresseux comme tout le monde. Je marche pour des raisons très spécifiques. Quand quelque chose est important, alors oui, je marche. J’ai marché de Munich à Paris parce que Dr. Lotte Eisner était mourante à Paris.

…/…

Pour Herzog, marcher est un acte d’opposition, non seulement à la culture statique des villes
qu’il traverse, mais bien à la mort elle-même. Tant qu’il est en mouvement, en transit, il ne peut pas être immobilisé, ce qui signifie qu’il reste en vie. En 1984, il a marché 2500 km le long de la frontière allemande, pour comprendre la division du pays.

« … je ne parle pas de marche à pied per se. Je parle de voyage à pied. Je ne peux me justifier que par cette maxime : le monde se révèle à ceux qui voyagent à pied. « (3)

Werner Herzog s’investit sans retenu dans des choix, des décisions, qui transmutent la mortalité moins en état d’être qu’en état d’esprit. Cela nous ramène à l’intention, magique ou non, de la promenade elle-même. Ainsi les questions

Marcher sur la glace est un témoignage écrit entre espoir et douleur physique. l’auteur s’en explique dans une interview (4) :

Je n’aime pas marcher comme ça, pour rien. Même pas pour le plaisir de marcher. Je ne marche que si j’ai une raison particulière de le faire. Une raison intense, existentielle. Quand je marche, je vois vraiment le monde et les gens avec leurs histoires, leurs rêves. C’est un peu difficile à expliquer. En fait, on ne peut vraiment parler de cela qu’avec quelqu’un qui voyage aussi à pied. Cela crée une sorte de connexion assez profonde. Mais je dirais en substance que le monde se révèle à ceux qui voyagent à pied. L’homme se révèle, la nature, les paysages… Le monde se révèle ainsi d’une façon vraiment très profonde. Rien de ce que vous pouvez apprendre à l’école ne vous en apprendra autant que de voyager à pied.
…/…
On est très vulnérable quand on marche comme je le fais. On doit trouver un abri pour la nuit et il m’arrive parfois d’entrer dans des villas inoccupées et de m’installer pour dormir, voire même pour vider une bouteille que j’ai trouvée à la cave. Je ne le fais d’ailleurs que lorsque les conditions sont extrêmes, en hiver, lorsqu’il y a de l’orage, de la neige… Ça m’est arrivé en Forêt-Noire ou dans les Vosges : il faisait déjà nuit et le prochain village était peut-être à 10 kilomètres. Je n’avais pas d’autre choix que de m’abriter dans un de ces chalets de vacances. J’y pénétrais grâce à de petites pinces chirurgicales que j’avais avec moi et qui me permettent d’ouvrir n’importe quelle serrure. Je laisse toujours un mot pour remercier. J’estime qu’il s’agit d’un droit naturel. Je suis certain que si des policiers me trouvaient là, tout ce qu’ils feraient, ce serait de m’apporter du thé chaud…

Herzog a non seulement recherché le chemin le plus difficile, mais aussi vécu l’expérience d’un vagabond.

«  Quand je marche, c’est un bison qui marche. Quand je m’arrête, c’est une montagne qui se repose ».

Ce journal de marche ne se résume pas à un livre décrivant le contexte d’un voyage long et difficile, mais une introspection dans l’esprit de son auteur, qui semble parfois voir le monde comme si c’était la première fois, se sentir seul, très seul et étranger à ce qu’il voit se passe sur les côtés de son chemin ardu.

Est / Ouest (d’après Sur le chemin des Glaces, W. Herzog)

« Tant de choses passent dans le cerveau de celui qui marche. Le cerveau : un ouragan » 

Ce n’est pas seulement une promenade extérieure mais un exil intérieur.

Le promeneur ignore parfois si ce qu’il voit est là ou dans sa conscience. Parfois, la route évoque des images de son passé, parfois, il recrée des situations que nous ignorons s’il les imagine, si elles appartiennent à sa vie antérieure ou si elles se produisent réellement sous ses yeux. La ligne de démarcation entre la description pure et dure et le récit onirique, presque délirant parfois, est si diffuse qu’il est presque impossible de la discerner.

Une semaine avant d’arriver à Paris, il écrit : La route la plus désolée qui soit, en direction de Domrémy, je ne marche plus comme il faut, je me laisse dériver. La chute vers l’avant, je la transforme en marche.

Les derniers mots, écrits après sa rencontre avec Lotte Eisner à Paris, le libère de son contrat avec la mort  « Samedi 14h12. Il me reste à ajouter ceci :je suis allé voir la Eisnerin, elle était encore fatiguée et marquée par la maladie. Quelqu’un lui avait sûrement annoncé au téléphone que j’étais venu à pied, je ne voulais pas lui dire. J’étais gêné et j’ai posé mes jambes endolories sur un deuxième siège qu’elle avait poussé vers moi. Dans ma gêne, un mot me traversa l’esprit et, comme la situation était déjà étrange, je le lui dit. Ensemble, lui dis-je, nous ferons cuire un feu et nous arrêterons les poissons. Alors elle me regarda avec un fin sourire et comme elle savait que j’étais de ceux qui marchent, et partant sans défense, elle m’a compris. Pendant un bref instant tout de finesse, quelque chose de doux traversa mon corps exténué. Je lui dis : ouvrez la fenêtre, depuis quelques jours, je sais voler. »
____________________________________________________________________________________________

Document sonore : Quarante ans plus tard, Guillaume Leingre a fait le voyage pour France Culture, dans les mêmes conditions, muni, non pas d’un carnet de notes, mais d’un Nagra. Partir à la rencontre des paysages, des gens (rares), des souvenirs de cinéma…, voire du vide . Un voyage sonore qui tient autant de la réalité que du rêve.

Document court-métrage : Werner Herzog eats his shoes
En 1979, Werner Herzog a fait le pari avec le jeune cinéaste Errol Morris que si Morris terminait un film sur les cimetières pour animaux de compagnie, Herzog mangerait sa chaussure. Morris a ensuite filmé Gates of Heaven afin que Herzog tienne sa promesse. Les Blank, cinéaste vivant et travaillant à El Cerrito, en Californie a filmé la scène. Dans ce court-métrage intitulé Werner Herzog eats his shoes, on voit le réalisateur qui tout en mangeant la chaussure bouillie, dialogue sur le cinéma, l’art et la vie. Pour qu’elle soit comestible et plus agréable au goût, sa chaussure a été bouillie avec de l’ail, des herbes et du bouillon pendant cinq heures. Cependant il n’a pas mangé la semelle expliquant qu’on ne mange pas les os du poulet…

Herzog goûte un morceau de sa chaussure. Photo Nick Allen. Courtesy Les Blank.

Les Blank (né en 1935) est un cinéaste vivant et travaillant à El Cerrito, en Californie. Il a fondé Flower Films en 1967 et a réalisé et produit des films sur des sujets aussi divers que l’ail, les grands importateurs de thé et les femmes aux dents creuses. Werner Herzog mange sa chaussure est montré avec l’aimable autorisation de Les Blank et Flower Films. Pour plus d’informations sur d’autres films de Les Blank, visitez: www.lesblank.com.

« Notre civilisation n’a pas les images adéquates« , disait jadis Herzog, notamment dans le court métrage de Les Blank, Werner Herzog, qui mange sa chaussure . « Sans images adéquates, nous mourrons comme des dinosaures. »

 

«Sur le chemin des glaces», de Werner Herzog, POL – également disponible dans la Petite Bibliothèque Payot / Voyageurs, 9,75 euros.

Notes

(1) Autoportrait, 1986.

(2) sauf autres mentions, les citations sont extraites du livre « Sur le Chemin des glaces » de Werner Herzog

(3) Werner Herzog, Interview de Rocco Castoro pour Vice Magazine, France, Octobre 2009

(4) Duval, Patrick, pour Libération, 17 décembre 2008.

La superposition de pas produit le sentier-Giuseppe Penone

La revue Jardins a été fondée et dirigée par Marco Martella, historien des jardins, connu comme responsable de L’Île Verte, le jardin du peintre Fautrier à Chatenay-Malabry. C’est en 2009 qu’ il a créé, la revue « Jardins ». Publication qui explore le jardin sous un angle existentiel, philosophique et poétique. Après une interruption de deux ans, la revue renaît grâce a la maison d’édition, créée pour l’occasion, Les pommes sauvages dont le nom fait référence au texte éponyme de Henry David Thoreau. 
Dans le numéro 7 consacré au « Chemin » le texte de l’artiste italien

Giuseppe Penone
La superposition de pas produit le sentier

 

La superposition de pas produit le sentier.
Le sentier suit l’homme, il est la durée entre le passage de l’homme
et le moment où l’effet de son passage disparaît.
Le sentier est la mémoire de la sculpture
mais le souvenir, la tradition,
qui retraduit l’événement de génération en génération,
la maîtrise sont souvent de mauvais éléments d’inspiration.
Un bon sentier, c’est celui qui se perd dans le maquis,
qui se referme d’un coup avec ses arbustes
sur le dos du promeneur sans nous dire
si c’est lui qui le trace
le premier ou le dernier
de ceux qui l’ont parcouru.
Le sentier disparu est celui qu’il faut prendre,
le but est de perdre le sentier pour le retrouver et le reparcourir.
C’est pourquoi il faut préserver la forêt vierge, les arbustes,
le sous-bois, le brouillard.
La précision du sentier bien tracé est stérile.
Trouver le sentier, le parcourir, le sonder en écartant les ronces,
c’est la sculpture.

Ancienne carrière abandonnée dans la forêt de Saint-Benin-des-Bois. Photo de Marie-France Pataki-Suffert.

Carrière abandonnée dans la forêt de Saint-Benin-des-Bois. Photo Marie-France Pataki-Suffert.

Sommaire du N°7 « Le chemin » de la revue Jardins :
  • Marco Martella, Avant-propos
  • Hermann Hesse, Il giardino di Boboli
  • Franco Maria Ricci, Rencontres dans un labyrinthe
  • Françoise L’Homer-Lebleu, Chemins de pensée
  • Véronique Brindeau, Un chemin de thé
  • Gilles Clément, Cheminer dans le jardin planétaire
  • Marie-Claire d’Aligny, Les promenades de Richelieu
  • Franco Zagari, En quête de bonheur et de beauté
  • Eryck de Rubercy, Par les allées d’un parc ancien
  • Giuseppe Penone, La superposition des pas produit le sentier
  • Véronique Mure, Compagnons des bords de route
  • Michel Péna, Jouir de la ville. Trois promenades urbaines
  • Claude Dourguin, Tant qu’il y aura des chemins

Contact :
Les Gachaux – Les pommes sauvages
77510 Verdelot

tél. 07 68 71 62 02

email: editionspommessauvages@gmail.com

Dernière parution : numéro 8 –La Lisière est paru. En vente au prix de 15€

Paul Ardenne, un art écologique

“Cet essai n’entend nullement créer un label. Il se prévaut d’une ambition moindre, d’abord documentaire : indexer des positions d’alerte, des comportements vigiles, des attitudes où solidarité, fraternité et humanisme prennent une place décisive et se traduisent en formes, en artefacts plastiques dont le thème est la préservation de l’humain et de son milieu de vie”, écrit l’auteur dans l’introduction à L’Art écologique – Création plasticienne et anthropocène.

Agencé en trois parties et une postface de Bernard Stiegler, l’ouvrage de Paul Ardenne se situe au plus près des œuvres, des artistes et des expositions. Si le terme “d’anthropocène” apparaît en sous-titre, c’est à l’écouter, lors de la présentation 78 rue Amelot le 18 décembre, pour appâter le chaland. Le mot est en vogue, alors que son sens n’est pas toujours évident pour le public.

Désignant une ère géologique dominée par l’action humaine tout autant que la disparition d’une nature sauvage, le terme fait l’objet de controverse chez les spécialistes. L’auteur  avance l’idée d’un art humaniste, se fondant sur l’écosophie de Guattari pour penser une responsabilité collective.

Si Paul Ardenne définit l’art de l’anthropocène comme un art de combat, il ne manque pas de préciser que la vérité d’une œuvre d’art écologique est son humilité, et sa très grande générosité.

Ce premier ouvrage sur l’art écologique pose un panorama, jusque là inexistant, d’attitudes et de projets qui opèrent dans le domaine de l’écologie de manière dispersée. Ce qui n’est encore ni une école, ni un mouvement artistique construit à travers des démarches un panorama international. Paul Ardenne défriche un champ qui semblait si évidemment contemporain qu’il était ignoré des champs de recherche sur le sujet.

L’aisance et le brio de l’auteur en favorisent la lecture comme une instructive flânerie documentaire.

 

Un art écologique – Création plasticienne et anthropocène(Ed. La Muette/Le Bord de l’Eau), 288 p., 27 €

Actualisation :

Le sénateur nouvellement réélu du Nevada, Harry Reid, a présenté un projet de loi qui protégerait l’oeuvre de land art réalisé par Michael Heizer, originaire du Nevada.

La Promenade de Robert Walser

L’école nationale des Beaux-Arts de Paris, consacre une précieuse exposition à l’écrivain suisse Robert Walser. Intitulée « Grosse kleine Welt/Grand petit monde », le cercle des amateurs de l’auteur suisse de langue allemande a jusqu’au 6 janvier 2019, pour la découvrir.

Il faut avoir lu les textes de Robert Walser (1878-1956) pour savoir à quel point son oeuvre de vagabond du minuscule, d’explorateur du fugitif plonge ses lecteurs dans un monde d’observations et de sensations en communion avec l’hypersensibilité de l’auteur à son environnement.

On pourrait résumer sa vie en trois mots : écrire, marcher et disparaître. Il oscillera entre l’essentiel et le dérisoire, deux pôles dont la primauté de l’un ou de l’autre le pousseront à un internement souhaité, puis plus tard contraint.

Miniaturiste de l’interminable, il a noirci tous les supports à sa disposition d’une écriture microscopique que l’on a prise longtemps pour un alphabet inventé. La vue des « Microgrammes » dans l’exposition des Beaux -Arts aspire le lecteur dans un univers où le minuscule devient l’image de l’interminable.

Robert Walser a sa vie durant quêté obsessionnellement à travers ses promenades la transformation du temps en espace.

Ce marcheur perpétuel « der Tourengeher » a livré dans un texte de 1917, intitulé « Der Spaziergang », en français La Promenade des descriptions attentives du Seeland qu’il sillonne durant trois ans. Dans cette région suisse du Lac de Bienne, il va  ériger la promenade en style et modèle de vie. Il mêlera humour et amour du détail pour dresser un autel littéraire  à la nature et aux paysages qu’il découvre lors de ses excursions.

  » Un matin, l’envie me prenant de faire une promenade, je mis le chapeau sur la tête et, en courant, quittai le cabinet de travail ou de fantasmagorie pour dévaler l’escalier et me précipiter dans la rue. »

Ensuite, dans l’entretien qu’il a avec M. le Président de la haute commission fiscale. Ce dernier s’exclame :
« – Mais on vous voit toujours en train de vous promener !
– La promenade, répliquai-je, m’est indispensable pour me donner de la vivacité et maintenir mes liens avec le monde, sans l’expérience sensible duquel je ne pourrais ni écrire la moitié de la première lettre d’une ligne, ni rédiger un poème, en vers ou en prose. Sans la promenade, je serais mort et j’aurais été contraint depuis longtemps d’abandonner mon métier, que j’aime passionnément. Sans promenade et sans collecte de faits, je serais incapable d’écrire le moindre compte rendu, ni davantage un article, sans parler d’écrire une nouvelle. Sans promenade, je ne pourrais recueillir ni études, ni observations. Un homme aussi subtil et éclairé que vous comprendra cela immédiatement. […] Une promenade me sert professionnellement, mais en même temps elle me réjouit personnellement ; elle me réconforte, me ravit, me requinque, elle est une jouissance, mais qui en même temps a le don de m’aiguillonner et de m’inciter à poursuivre mon travail, en m’offrant de nombreux objets plus ou moins significatifs qu’ensuite, rentré chez moi, j’élaborerai avec zèle.[…] »  La suite de la même veine, entraîne le lecteur dans une argumentation exubérante des bienfaits de la promenade.

Si Robert Musil et Franz Kafka comptaient parmi ses admirateurs, Arnaud Claass note dans l’avant-propos du livre qu’il a consacré à Robert Frank, aux éditions Filigranes, que le célèbre photographe d’origine suisse ne voyage jamais sans un livre de son compatriote Robert Walser dans ses bagages.

Un soir de Noël 1956, il sortit de l’hôpital pour une promenade qu’il savait probablement sans retour. Il fut découvert mort dans la neige, à l’âge de soixante-dix-huit ans.

« La Promenade » est éditée chez Gallimard, dans plusieurs collections. Ce texte est aussi paru dans le recueil « Seeland », aux éditions ZOE poche.

A pied! Victor Hugo

Victor Hugo se définit dans Le Rhin comme « un grand regardeur de toutes choses », « plutôt curieux qu’archéologue, plutôt flâneur de grandes routes que voyageur »

L’écrivain convoque dans ce texte la Musa pedestris d’Horace qui consiste à employer une métrique simple s’accordant avec la description d’événements communs. Ainsi, la prose convient à ce texte sur la marche à pied.

« On s’appartient, on est libre, on est joyeux ; on est tout entier et sans partage aux incidents de la route, à la ferme où l’on déjeune, à l’arbre où l’on s’abrite, à l’église où l’on se recueille. On part, on s’arrête, on repart ; rien ne gêne, rien ne retient. On va et on rêve devant soi. La marche berce la rêverie ; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre. A chaque pas qu’on fait, il vous vient une idée. Il semble qu’on sente des essaims éclore et bourdonner dans son cerveau. Bien des fois, assis à l’ombre au bord d’une grande route, à côté d’une petite source vive d’où sortaient avec l’eau la joie, la vie et la fraîcheur, sous un orme plein d’oiseaux, près d’un champ plein de faneuses, reposé, serein, heureux, doucement occupé de mille songes, j’ai regardé avec compassion passer devant moi, comme un tourbillon où roule la foudre, la chaise de poste, cette chose étincelante et rapide qui contient je ne sais quels voyageurs lents, lourds, ennuyés et assoupis ; cet éclair qui emporte des tortues. -oh ! Comme ces pauvres gens, qui sont souvent des gens d’esprit et de cœur, après tout, se jetteraient vite à bas de leur prison, où l’harmonie du paysage se résout en bruit, le soleil en chaleur et la route en poussière, s’ils savaient toutes les fleurs que trouve dans les broussailles, toutes les perles que ramasse dans les cailloux, toutes les houris que découvre parmi les paysannes l’imagination ailée, opulente et joyeuse d’un homme à pied ! Musa pedestris.
Et puis tout vient à l’homme qui marche. Il ne lui surgit pas seulement des idées, il lui échoit des aventures ; et, pour ma part, j’aime fort les aventures qui m’arrivent. S’il est amusant pour autrui d’inventer des aventures, il est amusant pour soi-même d’en avoir.« 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettre XX.

 

 

Erri de Luca, au pied de la lettre

Erri De Luca, écrivain napolitain, marcheur endurant et alpiniste aguerri, a écrit deux hommages aux pieds.

L’un dans un texte intitulé Eloge des pieds,  l’autre dans un recueil intitulé Le plus et le moins.  

Elogio dei piedi, voir la vidéo 

Nos pieds sont le moyen pour nous déplacer, communiquer, jouer, connaître, apprendre, mais souvent nous les oublions. Pourquoi ?

Parce qu’ils sont loin de notre tête.
Parce qu’ils connaissent le sol, les épines, les serpents, le rugueux et le glissant.
Parce qu’ils sont tout l’équilibre.
Parce qu’ils sont la surface qui nous appartient quand on est dans une foule et qu’on encaisse le genou d’un autre dans une côte, un bras sous le nez, un cartable dans le ventre mais on ne permet pas qu’on nous les piétine.
Parce qu’ils sont la frontière minimum et inviolable.
Parce qu’ils soutiennent le poids tout entier.
Parce qu’ils savent s’accrocher aux moindres prises et appuis.
Parce qu’ils savent courir sur les rochers et les chevaux ne savent même pas le faire.
Parce qu’ils nous emmènent.
Parce qu’ils sont la partie la plus prisonnière d’un corps emprisonné. Et celui qui sort après de nombreuses années doit apprendre de nouveau à marcher en ligne droite.
Parce qu’ils savent sauter et ce n’est pas leur faute s’il n’y a pas d’ailes, plus haut, dans le squelette.
Parce qu’ils savent se planter au milieu des rues comme des mules et faire une haie devant la grille d’une usine.
Parce qu’ils savent jouer au ballon et nager.
Parce qu’ils étaient unité de mesure pour des peuples pragmatiques.
Parce que ceux des femmes faisaient crépiter les vers de Pouchkine (Onegin, strophe 31).
Parce que les anciens les aimaient et lavaient, comme premier soin d’hospitalité, ceux du voyageur.
Parce qu’ils savent prier en se balançant devant un mur ou repliés sur un prie-Dieu.
Parce que je ne comprendrai jamais comment ils font pour courir en comptant sur un seul appui.
Parce qu’ils sont joyeux et savent danser le merveilleux tango, la croustillante danse à claquettes, la flatteuse tarantelle.
Parce qu’ils ne savent pas accuser et parce qu’ils ne prennent pas les armes.
Parce qu’ils furent crucifiés.
Parce que, même quand on voudrait les balancer sur le derrière de quelqu’un, vient le doute que la cible ne mérite pas l’appui.
Parce que, comme les chèvres, ils aiment le sel.
Parce qu’ils n’ont pas hâte de naître, pourtant quand arrive le moment de mourir ils ruent au nom du corps contre la mort.

Traduction de l’italien : Patricia Tutoy, 28 juillet 2008.

Le plus et le moins

Mon pied est un animal préhistorique.
Il est enchaîné à mon talon, sinon il irait léger sans sa charge de porteur de poids
d’un corps soixante fois supérieur au sien.
Il se nourrirait de poussière, d’algues,
il peut rester des heurs sous l’eau
mais dans les chaussettes et les chaussures il souffre.
La nuit, il rêve d’effleurer un pied de femme,
il rêve même d’écrire.
Dans les plongeons de têtes, il sourit d’être
aupoint le plus haut du corps.
La nuit, il sort des couvertures, même l’hiver.
Puis, je le recouvre glacé.
Quand j’écris longtemps, il s’impatiente,
il tape, il tambourine.
Il attribue au corps sa plus exacte définition :
bipède, la partie qui représente le tout.
Mon pied sauveur vit avant moi.
la vipère enroulée toute prête
et il dévia mon pas en un temps record.
Quand il se soulève sur ses pointes en piédestal
il me fait atteindre toutes les hauteurs,
mais quand il s’entête,même la sirène
des bombardements ne le déplace pas.
Tandis que j’écris sur lui bridé dans des sandales,
ironique, il me regarde et remue tarse et métatarse,
s’il était une main, ça voudrait dire : »Que veux-tu? »

traduction Danièle Valin, éditions Folio, Gallimard 2016 

J’irai revoir la Normandie (1)

Giorgio Agamben suggère, dans un entretien avec Patrick Boucheron publié par Le Monde, une leçon d’histoire : « C’est l’urgence du présent qui m’oblige, note-t-il, et comme il n’y a pas d’autres voies d’accès au présent que l’archéologie, mes livres sont l’ombre portée que mon interrogation sur notre temps projette sur le passé. »

Le même Patrick Boucheron signe un texte dans le livre 1944 Paysages|Dommages, dans lequel Antoine Cardi, lui-même historien de formation et photographe publie une série de 31 images relevant d’une archéologie du présent. On notera avec intérêt que ce type de démarche s’inscrit dans un courant qui traverse les pratiques de photographes tels que Thierry Girard et Benoit Grimbert, ainsi que David Goldblatt pour l’Afrique du Sud. Alors que Stéphane Couturier et Henry Leutwyler, par exemple, sont aussi chacun dans leur registre des tenants de ce courant.

Le dispositif

La démarche d’Antoine Cardi, par l’usage d’un dispositif texte-image, construit une nouvelle image de l’absence dans l’évocation de scènes de guerre, ouvrant ainsi la perspective d’un regard renouvelé sur l’actualité de l’image. Il s’agit d’images qui présentent un état de la scène contemporaine du spectateur, par la documentation historique des légendes, des images sous-jacentes investissent le décor pour y convoquer la mémoire des disparus. Le corpus d’images présenté par l’auteur ne se réduit pas à la juxtaposition dont témoignent le contenu et sa légende. En effet, des images palimpsestes, illustrant le regard documenté du spectateur, s’imposent dans une lecture mémorielle. La photographie de la scène dénuée de toute présence humaine se peuple d’acteurs rendus invisibles par les dommages de guerre. Victimes collatérales de l’usage des armes ou des inconduites des militaires, les civils innocents paient en silence un lourd tribut aux fracas des armes.

Les photos montrent le visible, à travers des cadrages, des angles et des valeurs chromatiques conforment aux canons de la photo documentaire. Aucune dramatisation de la scène dont la plate banalité ne présente pas de signe laissant soupçonné ce que la légende va pulvériser. Strictement factuelles ces légendes renseignent les actions destructrices, les causes et leurs effets, ainsi que la comptabilité morbide des dégâts humains.

Un procédé du tressage du décor dans son actualité et de la légende historicisant l’action qui s’y est déroulé fabrique une troisième image dans laquelle l’absence prend corps. Dans ces paysages de nouvelles perceptions s’ajoutent ici aux lieux, mémoires historiques qui se mêlent et agissent dans l’image, à plusieurs niveaux. Le paysage se décrypte dès lors comme des strates actives, lieu de mémoire qui semble vivre des présences qui l’ont habité soixante-quatorze ans auparavant. Le lieu et le temps se collisionnent dans ce paysage normand, incitant le spectateur à pénétrer les arcanes de l’image.

Paysages d’hommages

Comme le titre en livre l’indice, la question de la commémoration est clairement posée.
Le photographe, historien de formation rappelons le, place son projet sous le régime d’une réévaluation de la présentation officielle du débarquement de Normandie en 1944. Sur un périmètre englobant les plages du débarquement, Antoine Cardi identifie des lieux où périrent de nombreuses victimes civiles, non pas seulement sous les balles ennemis, mais sous les chapelets de bombes alliées. Depuis peu, les brochures relatant les faits mentionnent les pertes civiles, ainsi que les exactions de soldats, réputés à tort comme le fait de noirs-américains. « Les Normands, on l’ignore souvent, payèrent aussi un très lourd tribut dans ces terribles combats. » peut-on lire dans le programme du D-Day Festival 2018.

Si la Normandie est riche en monuments commémoratifs des batailles du débarquement, les souffrances endurées par les populations civiles étaient peu documentées, sinon sur les dégâts immobiliers et patrimoniaux. Freud dans les Cinq leçons de psychanalyse note que « les hystériques souffrent de réminiscences », leurs symptômes  seraient les résidus et les symboles d’éléments traumatiques. Le psychanalyste s’appuiera pour sa démonstration sur la ville de Londres, expliquant que les monuments sont des symboles commémoratifs, à l’instar des symptômes hystériques. Il considère la familiarité du citadin avec la nature spécifiquement mnémotechnique des monuments de la ville comme un analogon de l’état pathologique, note Joseph Rykwert dans Le rituel et l’hystérie.

Faut-il suivre Freud dans son analyse ? L’histoire des villes et leurs rituels semblent démontrer le contraire. L’attachement à son environnement permet de réguler ses émotions à travers des moments et des actes rituels favorisant la verbalisation.

En ce qui concerne les territoires du Débarquement alliés de 1944, les monuments et cimetières militaires à la mémoire des soldats morts pour la France entretiennent l’histoire militaire. Antoine Cardi souligne l’absence de lieux mémoriels consacrés aux dizaines de milliers de victimes civiles dont le souvenir pourrait ternir les succès militaires. A travers l’exemple normand, l’auteur nous invite à réfléchir à la place des populations civiles dans les conflits.

Un anachronisme légendaire

Le livre est construit pour rendre tangible l’absence par effacement des victimes. La juxtaposition des légendes historiques et des photos actuelles implique le spectateur dans un processus d’éthérisation des corps des victimes civiles.

Le statut particulier de la légende mérite que l’on en analyse le fonctionnement. L’origine du mot, emprunté au latin médiéval legenda signifie « ce qui doit être lu ». Ici, dans le fonctionnement du livre, les légendes tressent avec les images un témoignage de l’absence dans ces lieux hantés par les disparus. Hommes, femmes, enfants mais aussi habitations, bétails et biens divers essentiels à la vie quotidienne, à l’intimité, à l’histoire de chacun.

S’il existe nombre d’ouvrages sur le sujet, notons pour mémoire les Archives photographiques du MRU à Normandie (éditions Les Falaises-2014) et Normandie, paysages de la reconstruction, photos de Benoit Grimbert (éditions Le Point du Jour-2006), deux ouvrages permettant pour le premier de constater les dégâts et de comprendre les chantiers de reconstruction, alors que le second nous montre une série de photos des bâtiments ordinaires dans leur état actuel, après la reconstruction. Une documentation historique pour l’un, un regard photographique à hauteur d’homme pour l’autre. Ces deux ouvrages pourront compléter utilement Paysages|Dommages, pour les lecteurs désirant approfondir la question de la photo historique et documentaire du paysage urbain.

La présentation de 1944 Paysages|Dommages, aux éditions Trans Photograpic Press fonctionne sur la relation anachronique entre légendes et photographies. Ce que Didi-Huberman analyse ainsi dans La condition des images.

« …, chaque image est à penser comme un montage de lieux et de temps différents, voire contradictoires…/… Le montage intrinsèque à tout événement pourrait être, du point de vue historique, nommé une anachronie ou une hétérochronie. L’anachronisme serait alors la connaissance nécessaire de ces complexités, de ces intrications temporelles. Devant une image, il ne faut pas seulement se demander quelle histoire elle documente et de quelle histoire elle est contemporaine, mais aussi : quelle mémoire elle sédimente, de quel refoulé elle est le retour. À ce moment, l’anachronisme n’est plus une solution de facilité visant à interpréter le passé à l’aide de nos seules catégories présentes, mais une solution de complexité visant à comprendre chaque présent historique comme constitué de nœuds temporels très hétéroclites.»

Antoine Cardi s’en explique dans un texte de réflexion épistémologique en fin de volume, dans lequel on retiendra que « Ce qui permet le rapprochement entre histoire et photographie documentaire esquissé ici, ce sont donc les rapports complexes qu’elles entretiennent toutes deux avec les notions de réel, de vérité et de fiction, partageant une épistémologie mixte construite sur un entrelacement d’objectivité et de subjectivité. »

Des historiens, Annette Becker (historienne, professeure d’université) et
Patrick Boucheron (historien, professeur au Collège de France) complètent le texte de l’auteur-photographe d’informations contextualisant les faits. Les auteurs mènent une réflexion sur les modalités d’écriture de l’histoire ainsi que sur la capacité de la photographie documentaire à rendre compte de ce réel révolu.

1944 Paysages|Dommages
Livre relié demi toilé
éditions Trans Photographic Press
prix : 38€

Note
(1)

Chanson interprétée par les Charlots en 1973, à ne pas confondre avec l’original  de 1836, J’irai revoir ma Normandie,  paroles et musique : Frédéric Bérat, encore moins avec la chanson de Gérard Blanchard – Elle voulait revoir sa Normandie.

Quand revient le temps des vacances
Et qu’on peut sortir de chez nous
C’est sous le beau ciel de la France
Que j’aime passer le mois d’août.
Je prends la Marne et puis Paris
Je fais la route sans détour.
J’aime revoir la Normandie
C’est un pays où je reviens toujours
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie-Niemen

J’ai fait le désert de Libye
Dans une jolie voiture blindée
Et sous le ciel de l’Italie
J’ai visité tous les musées
Mais en traversant ces patries
Je me disais : Aucun séjour
N’est plus beau que la Normandie,
C’est un pays où je reviens toujours.
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie-Niemen

C’est un beau rêve qui me hante
Et qui hantait mon père aussi.
Dans cette campagne charmante
Je voudrais avoir un logis
Un vieux blockhaus pour la famille
Et je pourrais quitter Hambourg.
Car j’aime tant la Normandie
C’est un pays où je reviens toujours.
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie-Niemen

Un jour peut-être je l’espère
L’Europe ne fera qu’un pays.
Il n’y aura plus de frontière
De la Bretagne à la Russie.
Avec ma femme et mes deux filles
J’irai m’installer à Cabourg
Car j’aime tant la Normandie
C’est un pays où je reviens toujours.
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie-Niemen

 

 

PhotoPaysage

Débattre du projet de paysage par la photographie, tel est le sous-titre explicite de cet ouvrage conçu sous la direction de Frédéric Pousin -architecte DPLG, est docteur de l’EHESS et habilité à diriger des recherches. Directeur de recherche au CNRS au sein de l’UMR 3329 Architecture, urbanisme, société (AUSser), dont les travaux portent sur le paysage urbain et le rôle du visuel dans la construction des savoirs.

Des textes ou interventions de 18 chercheurs, photographes, paysagistes réunis dans ce livre  aboutissement d’un projet de recherche collectif mené sur trois ans, Photopaysage édité par Les Productions du Effa évalue les rôles joués par la photographie au sein des fabriques du paysage.

Lors de la présentation à la librairie Volume, Frédéric Pousin s’est attaché à préciser le terme clef du livre, à savoir projet de paysage.  Terme qui correspond à l’anglais landscape architecture.

Frédéric Pousin

Il est question du rapport que l’architecture du paysage entretient avec la photographie dans un périmètre d’étude englobant la gestion des grands espaces jusqu’aux espaces publics urbains, y compris les Observatoires photographiques des parcs nationaux.

de droite à gauche : F.Pousin, A.Petzold, M-H.Loze, S. Keravel

Une première partie réunit des essais dont un texte de Tim Davis portant sur le rôle de la photographie dans le développement des parcs nationaux américains. Alors que Chris Wilson éclaire le rôle des écrits de J.B. Jackson, dont l’influence est toujours actuelle, dans lesquels John Brinckerhoff Jackson  pose les fondamentaux de la relation paysage et photographie dès 1951 dans sa revue Landscape.

Laure Olin examine les moyens de monstration des images. Dans son essai sur la pratique de l’architecture paysagère américaine, 1950-2000, l’auteur dresse un inventaire des publications et des moyens de production et de diffusion des photos. Le trio appareil 24×36, diapositive et projecteur de diapositives occupe alors une place prépondérante qui donne un effet vintage .


La deuxième partie
présente les actes d’une table-ronde entre photographes et paysagistes autour de leur collaboration.

Le livre essaie de porter un work in progress, dira Sonia Keravel, avant d’ajouter que les duos paysagistes-photographes se fondent sur des relations durables établies sur des rapports amicaux. Le paysagiste cherche un regard d’auteur susceptible d’amener une approche différenciée.

La problématique de la photographie ne se résume pas à la commande, elle doit aussi donner à penser.

Marie-Hélène Loze observe que lors de ces échanges, si la photo est au service du projet d’aménagement, chaque corpus photographique est une part d’une multiplicité d’approches. La photo peut constituer un déclencheur d’échanges entre les acteurs, témoigner de la temporalité des projets ou encore illustrer les réalisations.

L’Atelier Marguerit explicite dans son document sur le Lauragais ce qui caractérise ce type de projet : La démarche du plan paysage n’est pas la production d’un “album photos”, teinté de nostalgie, mais une réflexion sur l’émergence des nouveaux enjeux de paysage. Notre rôle est d’accompagner une évolution, afin que la rencontre entre le territoire, les acteurs génère un projet de paysage en rapport avec notre passé.

La troisième partie expose cinq portfolios illustrant des projets urbains et ruraux tant en France qu’à l’étranger.

Lors de son intervention, Alexandre Petzold a expliqué sa démarche. Il a poétiquement établi un parallèle entre le développement de la photo et l’évolution de la nature, en montrant comment deux photos d’un lieu du chantier montraient un tapis végétal verdissant une ancienne zone de terre meuble. Il revendique une fidélité à ces lieux sur lesquels il intervient en trois étapes: Imprégnation, appropriation, restitution.

Alexandre Petzold

 

Le livre a été introduit, le 23 mai,  par Françoise Arnold pour Les Productions de EFFA comme un objet fabriqué avec des moyens inhabituels pour ce type d’ouvrage.

Françoise Arnold

En effet, l’ouvrage a fait l’objet de soins particuliers. Chacune des trois sections est imprimée sur un papier adapté à la thématique. Papier mat décliné dans une gamme de grège pour la publication des essais abondamment illustrés, le même papier en bleu pour la table-ronde et enfin un papier couché brillant pour les portfolios.  Le tout servi par une maquette claire, dans une typographie facilitant la lecture, avec des encarts et des titrages permettant de hiérarchiser les informations. Autant d’atout pour offrir aux institutions, aux professionnels chercheurs, paysagistes, architectes, aménageurs, photographes et aux passionnés d’images et de nature, un ensemble de qualité tant pour les textes que pour les documents d’illustration ou les portfolios des photographes.

Aujourd’hui d’importants bouleversements technologiques modifient les pratiques. Le numérique a supplanté l’ektachrome, les vidéoprojecteurs ont mis au placard les projecteurs de diapositives, les tablettes permettent un nomadisme des présentations sur écran, les montages sur ordinateur et les logiciels de traitement d’images transforment les photographes en magicien, les moyens de prises de vue aérienne permettent, avec les drones, d’accéder facilement à la « vision de l’oiseau » et last but not the least, le timelapse compresse le temps.

Autant de perspectives d’études pour les équipes. La mutation des paysages s’accompagne d’une évolution des moyens de production et de post-production dont les effets restent à analyser.

Table des matières
• Jalons pour une approche interculturelle. Frédéric Pousin
• Nouvelles perspectives sur la photographie des parcs nationaux américains. Tim Davis
• L’année 1994. Une décennie de missions photographiques au sein des institutions de l’aménagement du territoire. Raphaële Bertho
• J. B. Jackson, la photographie et l’essor des études du paysage culturel. Chris Wilson
• Ordre et ambiguïté. Le paysage urbain dans Landscape, le magazine de J. B. Jackson. Bruno Notteboom
• Voir, c’est croire/Les apparences sont trompeuses. La photographie dans la pratique de l’architecture paysagère américaine, 1950–2000. Laurie Olin
• Les discours photographiques de Gilles Clément. Frédéric Pousin
• Du photoréalisme au post-photographique, les paysages imaginés du Bureau Bas Smets. Marie-Madeleine Ozdoba
• Quand la photographie se mêle du projet de paysage. Gérard Dufresne et Alain Marguerit : trente années de collaboration. Sonia Keravel
• Après Strand, anatomie d’un projet photographique. Franck Michel 

• Exposer, publier, communiquer sur le projet de paysage par la photographie : table ronde autour des photographes Alexandre Petzold, Édith Roux, Geoffroy Mathieu, Bertrand Stofleth et des paysagistes Pascale Hannetel, Valérie Kauffmann, Catherine Mosbach ; avec Marie-Hélène Loze, Raphaële Bertho, Sonia Keravel, Cristina Ros et Frédéric Pousin.

• Portfolios
Alexandre Petzold : Le parc du Peuple de l’herbe
Édith Roux : Scalo Farini
Geoffroy Mathieu : Le principe de ruralité
Bertrand Stofleth : Rhodanie
Debora Hunter : Taos, Nouveau-Mexique

Vente en librairie spécialisée, prix 29€

Contact :

Les Productions du Effa
56 rue des Vignoles
75020 Paris

editions@lesproductionsdueffa.com

 

 

 

Paysageur, nouvel acteur du paysage

Annoncé conjointement à travers une campagne de crowdfunding et sur les réseaux sociaux, le n°1  de la revue semestrielle Paysageur est disponible, à compter de la première semaine d’avril, depuis son lancement à la librairie Volume à Paris.

Avec pour thème [Puissants paysages], la revue s’impose avec dynamisme dans un environnement porté par l’intérêt du public pour la marche. Niche commerciale qui est moins le sujet que le paysage comme le néologisme paysageur le laisse astucieusement comprendre. Construit sur le modèle voyage/voyageur, paysage/paysageur se définit par un surtitre « Une revue qui pense avec les pieds » -expression chère à Démarches.

La première occurrence de ce néologisme est repérable en 2001 : Paysageur, ouvrage collectif autour de la peinture de Christian Gardair, accompagné de la publication d’un poème de Maud Thiria, qui débute par une phrase qui aurait pu servir d’exergue à la revue: Être du paysage comme l’on est du voyage. Puis en 2015 deuxième apparition en titre de l’ouvrage de Maud Cooper : Le paysageur et les fantômes d existence.

Les intentions affichées dans la présentation du projet :

-Paysageur s’attache à raconter les paysages à travers la marche. La revue invite ses lecteurs à explorer des territoires, sauvages ou habités. L’esprit nomade anime Paysageur et ses fondateurs Claire Fau et Maxime Lancien qui entendent mêler la marche au journalisme et explorer le paysage à travers la photographie, l’illustration, la littérature, la botanique, l’anthropologie, etc.-

Une transversalité que l’on retrouve chez les contributeurs dont les parcours, principalement, universitaires et les origines géographiques garantissent une diversité des sujets et de leur traitement.

Ce premier numéro, abondamment illustré, se présente dans un format (23,5×16, 5) facilement nomade. La tranche carré-collé, le choix de papiers de qualité, l’un à grain pour l’ensemble de la revue, l’autre bistre satiné pour un encart de petite taille dans le portfolio photographique démontrent le soin apporté à la publication.

La maquette élégante s’adapte aux sujets sans rompre la ligne graphique. La variété des typos et des encadrés confèrent un aspect agréable à l’ensemble.

Le thème Puissants paysages pour ce premier numéro est défini par des contributeurs sollicités par mails. Les interprétations varient sur la compréhension du thème. Puissance du paysage pour Jean-Luc Chapin, un puissant paysage pour Gilles Clément et Jérémy Van der Haegen.

Le sommaire varie les sources et les approches, republication d’un texte de Eric McCormack sur une expérience chamanique d’intégration à la nature. Portfolios photographiques, enquêtes, interviews se succèdent avec une préoccupation prépondérante pour les atteintes à l’intégrité des territoires. De Monsanto à la Toundra, le panorama des puissants paysages se focalise sur la puissance nuisible des décisions politiques d’aménagement. Les points de vue urbanistiques, socio-économiques et scientifiques confirment un prisme de lecture engagé contre les altérations, les atteintes et les dégradations d’une société qui ne prend pas soin de son cadre de vie.

Yoann Morvan précise dans son interview une position radicale à l’égard de la marche « Aujourd’hui, il existe une prolifération de livres sur la marche mais je reste assez stoïque par rapport à cet engouement. C’est une pratique simple pour moi et je pense a priori ne pas écrire sur le sujet. » Il sera donc question de paysages.

On notera l’absence de cartes pour tracer des sentiers de connaissance (sur le site, une carte de la Plaine du Var est présentée), le numéro 2 abordera le thème des [Insaisissables paysages]. Question de l’aporie du paysage, dont on pourra lire avec intérêt le texte intitulé Le paysage en politique

Le paysageur n’est pas un touriste dilettante, mais un témoin conscient de son environnement.

 

Les points de vue d’Hervé Bernard

Le parcours d’Hervé Bernard est à la fois technique, physiologique et culturel, comme le montre son dernier livre intitulé Regard sur l’image, ces trois regards sont indissociables pour faire et comprendre les images. Doté d’un solide bagage technique, Hervé Bernard accorde une place importante à la littérature et à la philosophie.

Regard sur l’image tient tout autant de la thèse illustrée que d’une somme de connaissances encyclopédiques. Cet ouvrage autoédité présente toutes les caractéristiques d’une réalisation soigneuse tant pour la qualité de sa maquette que par l’attention portée à la clarté du texte.

Editer à compte d’auteur contraint à assumer les conséquences d’une absence d’éditeur pour critiquer et alléger les textes de digressions non indispensables, mais aussi des moyens financiers qui limitent l’accès aux droits de reproduction des illustrations.

Dans sa préface Peter Knapp,  le célèbre graphiste, directeur artistique, photographe et plasticien suisse, salue l’entreprise en connaisseur.

Ce livre de 350 pages se décompose en trois parties. La première, consacrée à la photographie, la seconde est dédiée à la vision alors que la troisième interroge la perception.

Dès le titre, Hervé Bernard impose un choix, l’emploi des termes au singulier Regard sur l’image alors que chaque section va présenter différents regards et qu’il sera question des images, fixes ou animées, montées, argentiques ou numériques, mais aussi de peintures. L’auteur s’employant dans chacune des trois sections à présenter les implications sémantiques, techniques, physiologiques et esthétiques de son sujet. Le titre donne à penser que le regard singulier se veut omniscient et l’image générique. L’auteur livre ses points de vue, il s’agit de son regard illustré par ses photographies.

Hervé Bernard s’attache à préciser la signification du mot image, avec ce souci constant de ne pas utiliser le « jargon pseudo-sémantique «  dénoncé par Peter Knapp dans sa préface, mais aussi de synthétiser des idées qui ont donné lieu à d’importantes controverses au cours des siècles. Les débats sont éludés, si ce choix facilite l’accès aux présentations des problématiques exposées, il faut de solides connaissances pour décrypter les options retenues par l’auteur.

Alors que la sélection des références culturelles et théoriques renvoie à des auteurs et des textes qui ne reflètent pas la diversité de la recherche dans sa vivante actualité, les références physiologiques et techniques correspondent à un état de l’art plus actuel. L’auteur met à portée des lecteurs des concepts élaborés, on peut regretter qu’il n’explicite pas ses choix en informant ses lecteurs des débats passionnés qui ont émaillé les théories de l’image.

Le sujet est des plus complexes. En effet, La notion générique d’image qui est employée ici pour définir le statut de la photographie, est traitée comme un objet du savoir ayant ses experts et susceptible d’expertise, ce qui ouvre le champ de la discussion.

Par exemple, André Gunthert, maître de conférence à l’École des hautes études en sciences sociales, où il occupe la chaire d’histoire visuelle, expliquait lors d’une intervention intitulée de quoi la photographie est-elle le nom ? qui ne figure pas dans le livre d’Hervé Bernard, un parti-pris étymologique différent de celui traditionnellement utilisé « Pourtant, l’étymologie ne remplace pas l’histoire. Et le mot qui le montre le mieux n’est autre que le terme «photographie», construction savante issue du grec, forgée dès 1839 par l’astronome John Herschel pour caractériser le procédé négatif-positif du pionnier anglais William Fox Talbot, que chacun croit pouvoir interpréter logiquement comme «écriture par la lumière» (photos = lumière, graphie = écriture).

Or, contrairement à la famille de mots qui exploite le suffixe «graphe» pour désigner l’écriture ou la transcription (orthographe, autographe, télégraphe, etc.), le terme «photographie» renvoie à l’univers des arts graphiques, où cette racine désigne la production des formes visuelles, et plus précisément les techniques de reproduction multiple par impression, comme la xylographie, la lithographie ou la sérigraphie.

La photographie n’est donc nullement perçue comme une forme d’écriture (sur le modèle du télégraphe), mais comme un outil de reproduction à partir d’un original (comme la lithographie). »

Cette analyse ouvre d’autres perspectives à nombre de raisonnement fondés sur la relation écriture-photographie. L’activité critique est inséparable du savoir technique, indissociable de l’analyse des conditions historiques de la production des images.
Dans la première partie sur la photographie, les différents chapitres abordent les problématiques spécifiques à la photographie. Si les illustrations sont commentées, les auteurs ne sont pas mentionnés, il faudra se reporter à la table des illustrations pour les identifier. Ce choix peut s’expliquer par le fait que la quasi-totalité des photos sont de l’auteur. Pour Hervé Bernard pratique de la photo et compétences théoriques sont indissociables, ce qui lui permet de mettre à disposition de ces lecteurs la boîte à outils indispensable à ceux qui souhaitent maîtriser toutes les composantes de la prise vue.

La deuxième partie traite de la perception visuelle. Les phénomènes liés à la vision expliquent les aberrations et illusions dont notre système visuel peut-être victime : «  l’œil ne voit pas des phénomènes qui existent » page 96  alors que « l’œil voit des phénomènes qui n’existent pas «  page 107. La primauté de la vue dans notre société mérite d’en comprendre les fonctionnements physiologiques et les traitements cognitifs.

La troisième partie traite de la perception culturelle de l’image. Une présentation des similitudes des religions du Livre n’établit pas les fondements de la crise qui a opposé les iconophiles et les iconoclastes. Les deux premières querelles iconoclastes, survenues dans l’Empire byzantin en 754 sous le règne de Constantin V, puis cinquante ans plus tard à la mort de l’impératrice Irène. Dans cette partie, l’auteur aborde le sujet de la photo numérique et sa prolifération.

Regard dur l’image, un livre pour ceux qui s’interrogent sur la photographie, de la prise en main de l’appareil au résultat en parcourant la technique, la physiologie et la théorie.

Le livre a obtenu le Prix de l’Académie de la Couleur en 2016.

Regard sur l’image 350 pages, impression quadrichromie, 150 illustrations. Préface Peter Knapp, Prix public : 50 € ttc, Format 21 x 28 cm. EAN 13 ou ISBN 9 78953 66590 12 En vente sur le site : http://www.regard-surlimage.com/regard-sur-limage-la-table-des.html

Les Hétérotopies

Parmi les textes fondateurs sur lesquels s’articulent le walkscape, le texte de Michel Foucault intitulé « Les Hétérotopies » s’impose en six principes.

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Psychogéographie ou l’anti-promenade

debord

Walkscape et psychogéographie ont beaucoup à voir ensemble, donc retour à un texte fondateur de la psychogéographie, publié dans la revue Les lèvres nues n° 6, à Bruxelles en 1955. Le texte est de Guy Debord, et fonde la critique situationniste de la ville. Dans le vaste projet de l’IS de transformer le monde, la vie, et de lutter contre l’ennui du paysage urbain, le fonctionnalisme général alors dominant et la rationalisation de l’espace, ce texte pose les bases d’une méthode d’analyse urbaine. Retour à une subjectivité assumée et revendiquée, pratique et buts de la « dérive », réintroduction du sentiment dans la cartographie, représentations poétiques, toute la démarche permet un diagnostic territorial nouveau destiné à réenchanter l’urbain, permettre de nouvelles appropriations de l’espace collectif. Basée essentiellement sur la marche, conçue comme une temporalité active, cette méthode n’a rien perdue de son actualité et le walkscape y puise de nombreuses racines.
Texte intégral

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Marche-Arrêt

Théoricien de la marche comme pratique esthétique, l’architecte Francesco Careri développe le principe du « walkscape » au début des années 2000, une dizaine d’années plus tard, il propose une nouvelle théorie le « stopscape » .

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Penser la marche en ville

Sociologue – Chargée de recherches CNRS, Rachel Thomas, directrice du laboratoire du Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain (CRESSON), directrice adjointe de l’UMR 1563 CNRS/MCC Ambiances architecturales et urbaines, auteur de « La marche en ville. Une histoire de sens », L’Espace géographique 1/ 2007 (Tome 36), p. 15-26

rachel Thomas portrait

www.cairn.info/revue-espace-geographique-2007-1-page-15.htm.

Le point sur les fondamentaux de la marche en ville.

Francesco Careri présente le Walkscape

Ecole spéciale d’architecture

Conférence du jeudi 3 octobre 2013 à l’Ecole spéciale d’architecture

« WALKSCAPES, la marche comme pratique esthétique » par Francesco Careri 

 

 

 

 

 

François Jullien, ce que le paysage dit de nous

Vivre de paysage ou L’impensé de la Raison
François Jullien, philosophe helleniste, présente ainsi son livre :
«En définissant le paysage comme « la partie d’un pays que la nature présente à un observateur », qu’avons-nous oublié ?
Car l’espace ouvert par le paysage est-il bien cette portion d’étendue qu’y découpe l’horizon? Car sommes-nous devant le paysage comme devant un « spectacle »? Et d’abord est-ce seulement par la vue qu’on peut y accéder – ou que signifie « regarder »?
En nommant le paysage « montagne(s)-eau(x) », la Chine, qui est la première civilisation à avoir pensé le paysage, nous sort puissamment de tels partis pris. Elle dit la corrélation du Haut et du Bas, de l’immobile et du mouvant, de ce qui a forme et de ce qui est sans forme, ou encore de ce qu’on voit et de ce qu’on entend… Dans ce champ tensionnel instauré par le paysage, le perceptif devient en même temps affectif ; et de ces formes qui sont aussi des flux se dégage une dimension d’ »esprit » qui fait entrer en connivence.
Le paysage n’est plus affaire de « vue », mais du vivre.
Une invitation à remonter dans les choix impensés de la Raison ; ainsi qu’à reconsidérer notre implication plus originaire dans le monde.» 

François_Jullien_portrait

François Jullien a pris le parti de décentrer ses analyses pour désamorcer l’ethnocentrisme endémique de notre culture occidentale. En soumettant ses réflexions aux filtres de la pensée chinoise, il déconstruit depuis une culture extérieure a-conceptuelle notre pensée occidentale. Ce décentrement lui permet de réinstaurer le vivre là où l’être règne en maître.
En se libérant des contraintes de notre langue et de notre culture, François Jullien nous offre la possibilité de nous découvrir d’un autre point de vue.
Il nous explique la manière dont la structure alphabétique de notre langue a organisé nos savoirs, alors que l’écriture idéographique chinoise fonctionne sur une cohérence d’accouplement. En lieu et place du paysage, terme unitaire, la Chine dit un jeu d’interactions entre « montagne-eau ».

Ce regard, déconditionné de nos acquis culturels, permet de reconsidérer notre point de vue sur le monde préformaté que nous décryptons, faute de compétences sémantiques pour l’interroger.

Collection Bibliothèque des Idées, Gallimard

Thierry Davila Marcher, Créer

Thierry Davila  fait le constat qu’une partie de l’art actuel accorde au déplacement un rôle majeur dans l’invention des œuvres.

« C’est à partir de l’accès aux territoires, avec lui, que peut avoir lieu leur invention. »

L’auteur, conservateur au Mamco de Genève, étudie la question de la mobilité et son traitement par les artistes, à travers la figure de l’homme qui marche, de l’arpenteur. Cette figure  prend différentes formes, comme le souligne l’intégralité du titre : le piéton, le pèlerin, le manifestant, le flâneur,… Le livre relate l’histoire de la flânerie et analyse des problématiques qu’elle engendre dans le travail de certains artistes contemporains (réflexions centrées sur Gabriel Orozco, Francis Alÿs et Stalker). Le thème, récurrent dans l’art, de la spatialisation s’étend ici au mouvement et au déplacement, qui deviennent éléments centraux de la création.

Thierry Davila, Marcher, créer, Déplacements, flâneries, dérives, dans l’art de la fin du XXème siècle, Paris,
Editions du Regard, 2002.

Un sec-beurre avec Jean Echenoz

Trois sandwiches au Bourget.

Avec Echenoz, l’écriture s’inscrit dans un équilibre subtil entre précision descriptive et ressenti physique de l’expérience vécue.

Sa dernière livraison : Caprice de la reine, se termine sur un texte dont l’intitulé pose d’emblée  le motif et le cadre : Trois sandwiches au Bourget. Visites attentives de cette ville de banlieue dont le nom évoque l’aviation. En arpentant les rues de la gare RER, aux bars-tabacs et leurs sandwiches au saucisson sec ou à l’ail et pourquoi pas avec des cornichons, l’auteur croise des passants inquiets ou inquiétants, des équipements délaissés. Après un premier déplacement sur place, il prépare minutieusement son deuxième : Il s’agirait cette fois de préciser le projet, sur deux points : j’ai rapidement opté pour le bar-tabac-brasserie L’Aviatic,(…) ainsi que d’autre part la nature du sandwich : j’ai choisi, sur ce point, le sandwich au saucisson.

L’auteur y retournera une troisième fois pour visiter l’église de Saint Nicolas du Bourget et approfondir sa connaissance des lieux. Jean Echenoz porte une attention particulière à ces lieux modestes qui constituent un  environnement devenu invisible aux habitants. S’il plante ce décor de banlieue gris et triste, on est en février, c’est pour s’interroger sur le statut du sandwich au saucisson. Un motif qui interroge avec un humour certain l’évolution d’une société dont les ingrédients culturels tentent de résister face à la mondialisation. Le recueil se termine sur un nom de rue à lire comme un souhait : rue de l’Egalité prolongée.

 

Aviatic-1963 Aviatic-Le Bourget sandwich Stèle épée brisée Statuaire-Le Bourget

 

Caprice de la reine, Jean Echenoz, Editions de Minuit, 128 pages, 2014.

Texte et Photos Jacques Clayssen

 

La marche comme pratique esthétique

Francesco Careri  Walkscapes
careri
9782330018450Ouvrage culte pour les urbanistes et les architectes, Walkscapes fait de la marche beaucoup plus qu’une simple promenade. Pour Francesco Careri, en effet, l’origine de l’architecture n’est pas à chercher dans les sociétés sédentaires mais dans le monde nomade. L’architecture est d’abord
traversée des espaces : ce que Careri appelle parcours. Ainsi le menhir, point de repère dans l’espace, à la croisée des chemins.
La marche est esthétique, comme la conçoit André Breton pour la place Dauphine. Elle révèle des recoins oubliés, des beautés cachées, la poésie des lieux délaissés.
La marche est politique. En découvrant ces espaces qui sont à la marge et cependant peuplés, elle montre que les frontières spatiales sont aussi des frontières sociales.
Careri s’évade de la ville-événement pour errer dans ce qu’il appelle la Zonzo (la zone, l’espace exclu, à l’abandon, à la marge, inexploré et pourtant vivant). En se laissant porter par la marche, on franchit des frontières invisibles, on recompose une ville nouvelle.
Ce livre passionnera, au-delà des architectes et des plasticiens, ces flâneurs et ces explorateurs qui font de la ville leur terrain de chasse privé.

francesco-careri_image
L’auteur
Francesco Careri, né à Rome en 1966, est cofondateur de Stalker/
Observatoire nomade et chercheur au département d’architecture
de l’université de Rome III, où il dirige le cours d’arts civiques, un
enseignement entièrement itinérant créé pour analyser et interagir avec
les phénomènes émergents de la ville. Depuis 2012, il est directeur
du LAC (Laboratorio Arti Civiche) et du MAAC (Master in Arti
Architettura Città).

BalZac, première théorie de la démarche

Balzac-Traité de

Balzac a 34 ans quand il écrit La théorie de la démarche, qui s’avère être une théorie du mouvement. Balzac livre en filigrane une poétique de l’énergie, il décrypte à partir de la démarche de la condition et du caractère des sujets observés.

Il écrit: « Une pensée (…) si vous l’exprimez dans toute la chaleur prolifique de sa conception, vous la produisez rapidement par un jet plus ou moins heureux, mais empreint, à coup sûr, d’une verve pindarique. C’est Daguerre s’enfermant vingt jours pour faire son admirable tableau de l’île Sainte-Hélène, inspiration toute dantesque.» Son admiration pour Daguerre se doublait d’une « terreur » face à la photographie rapportée avec prudence par Nadar, dans son livre Quand j’étais photographe. On sait que Balzac avait une théorie du portrait, tirée des théories de Gall et de Lavater et dont on trouve l’expression dans ses ouvrages. Il note dans La Théorie de la démarche : N’est−il pas effrayant de penser qu’un observateur profond peut découvrir un vice, un remords, une maladie en voyant un homme en mouvement ?

Une observation sociologique amusée, un genre qui a fait école parmi les observateurs de nos vies actuelles. Ouvrez votre magazine favori, vous y trouverez une rubrique rhabillant les peoples ou décortiquant nos gestes quotidiens.

Texte Jacques Clayssen