Les Stalker ne sont pas tout à fait des artistes. Pas vraiment des urbanistes non plus, ni des militants. En fait, ils ne sont pas autre chose que ce qu’ils font. Que font donc les stalker ? Ils arpentent. ils cherchent des itinéraires et des territoires, dans les villes et entre les villes, qui échappent aux cartographies connues et permettent d’en inventer d’autres. Pour les suivre, un jeu de pistes.
Giorgio Agamben suggère, dans un entretien avec Patrick Boucheron publié par Le Monde, une leçon d’histoire : « C’est l’urgence du présent qui m’oblige, note-t-il, et comme il n’y a pas d’autres voies d’accès au présent que l’archéologie, mes livres sont l’ombre portée que mon interrogation sur notre temps projette sur le passé. »
Le même Patrick Boucheron signe un texte dans le livre 1944Paysages|Dommages, dans lequel Antoine Cardi, lui-même historien de formation et photographe publie une série de 31 images relevant d’une archéologie du présent. On notera avec intérêt que ce type de démarche s’inscrit dans un courant qui traverse les pratiques de photographes tels que Thierry Girard et Benoit Grimbert, ainsi que David Goldblatt pour l’Afrique du Sud. Alors que Stéphane Couturier et Henry Leutwyler, par exemple, sont aussi chacun dans leur registre des tenants de ce courant.
Le dispositif
La démarche d’Antoine Cardi, par l’usage d’un dispositif texte-image, construit une nouvelle image de l’absence dans l’évocation de scènes de guerre, ouvrant ainsi la perspective d’un regard renouvelé sur l’actualité de l’image. Il s’agit d’images qui présentent un état de la scène contemporaine du spectateur, par la documentation historique des légendes, des images sous-jacentes investissent le décor pour y convoquer la mémoire des disparus. Le corpus d’images présenté par l’auteur ne se réduit pas à la juxtaposition dont témoignent le contenu et sa légende. En effet, des images palimpsestes, illustrant le regard documenté du spectateur, s’imposent dans une lecture mémorielle. La photographie de la scène dénuée de toute présence humaine se peuple d’acteurs rendus invisibles par les dommages de guerre. Victimes collatérales de l’usage des armes ou des inconduites des militaires, les civils innocents paient en silence un lourd tribut aux fracas des armes.
Les photos montrent le visible, à travers des cadrages, des angles et des valeurs chromatiques conforment aux canons de la photo documentaire. Aucune dramatisation de la scène dont la plate banalité ne présente pas de signe laissant soupçonné ce que la légende va pulvériser. Strictement factuelles ces légendes renseignent les actions destructrices, les causes et leurs effets, ainsi que la comptabilité morbide des dégâts humains.
Un procédé du tressage du décor dans son actualité et de la légende historicisant l’action qui s’y est déroulé fabrique une troisième image dans laquelle l’absence prend corps. Dans ces paysages de nouvelles perceptions s’ajoutent ici aux lieux, mémoires historiques qui se mêlent et agissent dans l’image, à plusieurs niveaux. Le paysage se décrypte dès lors comme des strates actives, lieu de mémoire qui semble vivre des présences qui l’ont habité soixante-quatorze ans auparavant. Le lieu et le temps se collisionnent dans ce paysage normand, incitant le spectateur à pénétrer les arcanes de l’image.
Paysages d’hommages
Comme le titre en livre l’indice, la question de la commémoration est clairement posée.
Le photographe, historien de formation rappelons le, place son projet sous le régime d’une réévaluation de la présentation officielle du débarquement de Normandie en 1944. Sur un périmètre englobant les plages du débarquement, Antoine Cardi identifie des lieux où périrent de nombreuses victimes civiles, non pas seulement sous les balles ennemis, mais sous les chapelets de bombes alliées. Depuis peu, les brochures relatant les faits mentionnent les pertes civiles, ainsi que les exactions de soldats, réputés à tort comme le fait de noirs-américains. « Les Normands, on l’ignore souvent, payèrent aussi un très lourd tribut dans ces terribles combats. » peut-on lire dans le programme du D-Day Festival 2018.
Si la Normandie est riche en monuments commémoratifs des batailles du débarquement, les souffrances endurées par les populations civiles étaient peu documentées, sinon sur les dégâts immobiliers et patrimoniaux. Freud dans les Cinq leçons de psychanalyse note que « les hystériques souffrent de réminiscences », leurs symptômes seraient les résidus et les symboles d’éléments traumatiques. Le psychanalyste s’appuiera pour sa démonstration sur la ville de Londres, expliquant que les monuments sont des symboles commémoratifs, à l’instar des symptômes hystériques. Il considère la familiarité du citadin avec la nature spécifiquement mnémotechnique des monuments de la ville comme un analogon de l’état pathologique, note Joseph Rykwert dans Le rituel et l’hystérie.
Faut-il suivre Freud dans son analyse ? L’histoire des villes et leurs rituels semblent démontrer le contraire. L’attachement à son environnement permet de réguler ses émotions à travers des moments et des actes rituels favorisant la verbalisation.
En ce qui concerne les territoires du Débarquement alliés de 1944, les monuments et cimetières militaires à la mémoire des soldats morts pour la France entretiennent l’histoire militaire. Antoine Cardi souligne l’absence de lieux mémoriels consacrés aux dizaines de milliers de victimes civiles dont le souvenir pourrait ternir les succès militaires. A travers l’exemple normand, l’auteur nous invite à réfléchir à la place des populations civiles dans les conflits.
Un anachronisme légendaire
Le livre est construit pour rendre tangible l’absence par effacement des victimes. La juxtaposition des légendes historiques et des photos actuelles implique le spectateur dans un processus d’éthérisation des corps des victimes civiles.
Le statut particulier de la légende mérite que l’on en analyse le fonctionnement. L’origine du mot, emprunté au latin médiéval legenda signifie « ce qui doit être lu ». Ici, dans le fonctionnement du livre, les légendes tressent avec les images un témoignage de l’absence dans ces lieux hantés par les disparus. Hommes, femmes, enfants mais aussi habitations, bétails et biens divers essentiels à la vie quotidienne, à l’intimité, à l’histoire de chacun.
S’il existe nombre d’ouvrages sur le sujet, notons pour mémoire les Archives photographiques du MRU à Normandie (éditions Les Falaises-2014) et Normandie, paysages de la reconstruction, photos de Benoit Grimbert (éditions Le Point du Jour-2006), deux ouvrages permettant pour le premier de constater les dégâts et de comprendre les chantiers de reconstruction, alors que le second nous montre une série de photos des bâtiments ordinaires dans leur état actuel, après la reconstruction. Une documentation historique pour l’un, un regard photographique à hauteur d’homme pour l’autre. Ces deux ouvrages pourront compléter utilement Paysages|Dommages, pour les lecteurs désirant approfondir la question de la photo historique et documentaire du paysage urbain.
La présentation de 1944 Paysages|Dommages, aux éditions Trans Photograpic Press fonctionne sur la relation anachronique entre légendes et photographies. Ce que Didi-Huberman analyse ainsi dans La condition des images.
« …, chaque image est à penser comme un montage de lieux et de temps différents, voire contradictoires…/… Le montage intrinsèque à tout événement pourrait être, du point de vue historique, nommé une anachronie ou une hétérochronie. L’anachronisme serait alors la connaissance nécessaire de ces complexités, de ces intrications temporelles. Devant une image, il ne faut pas seulement se demander quelle histoire elle documente et de quelle histoire elle est contemporaine, mais aussi : quelle mémoire elle sédimente, de quel refoulé elle est le retour. À ce moment, l’anachronisme n’est plus une solution de facilité visant à interpréter le passé à l’aide de nos seules catégories présentes, mais une solution de complexité visant à comprendre chaque présent historique comme constitué de nœuds temporels très hétéroclites.»
Antoine Cardi s’en explique dans un texte de réflexion épistémologique en fin de volume, dans lequel on retiendra que « Ce qui permet le rapprochement entre histoire et photographie documentaire esquissé ici, ce sont donc les rapports complexes qu’elles entretiennent toutes deux avec les notions de réel, de vérité et de fiction, partageant une épistémologie mixte construite sur un entrelacement d’objectivité et de subjectivité. »
Des historiens, Annette Becker (historienne, professeure d’université) et
Patrick Boucheron (historien, professeur au Collège de France) complètent le texte de l’auteur-photographe d’informations contextualisant les faits. Les auteurs mènent une réflexion sur les modalités d’écriture de l’histoire ainsi que sur la capacité de la photographie documentaire à rendre compte de ce réel révolu.
1944 Paysages|Dommages
Livre relié demi toilé
éditions Trans Photographic Press
prix : 38€
Note
(1)
Chanson interprétée par les Charlots en 1973, à ne pas confondre avec l’original de 1836, J’irai revoir ma Normandie, paroles et musique : Frédéric Bérat, encore moins avec la chanson de Gérard Blanchard – Elle voulait revoir sa Normandie.
Quand revient le temps des vacances
Et qu’on peut sortir de chez nous
C’est sous le beau ciel de la France
Que j’aime passer le mois d’août.
Je prends la Marne et puis Paris
Je fais la route sans détour.
J’aime revoir la Normandie
C’est un pays où je reviens toujours
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie-Niemen
J’ai fait le désert de Libye
Dans une jolie voiture blindée
Et sous le ciel de l’Italie
J’ai visité tous les musées
Mais en traversant ces patries
Je me disais : Aucun séjour
N’est plus beau que la Normandie,
C’est un pays où je reviens toujours.
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie-Niemen
C’est un beau rêve qui me hante
Et qui hantait mon père aussi.
Dans cette campagne charmante
Je voudrais avoir un logis
Un vieux blockhaus pour la famille
Et je pourrais quitter Hambourg.
Car j’aime tant la Normandie
C’est un pays où je reviens toujours.
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie-Niemen
Un jour peut-être je l’espère
L’Europe ne fera qu’un pays.
Il n’y aura plus de frontière
De la Bretagne à la Russie.
Avec ma femme et mes deux filles
J’irai m’installer à Cabourg
Car j’aime tant la Normandie
C’est un pays où je reviens toujours.
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie, ie, ie, ie
A la Normandie-Niemen
Au cœur des Corbières, l’abbaye de Lagrasse accueille depuis 1995 Les Banquets du Livre, un rendez-vous important qui a rassemblé, du 4 au 12 août, des philosophes, écrivains, chercheurs et un public passionné autour du thème : «Penser, rêver, agir». Un programme riche de lectures du triptyque du Banquet D’Erri de Luca à l’Iliade en intégralité, vous avez bien lu, en intégralité. Virginie Clayssen imagine une relocalisation qui nous entraîne dans un parcours littéraire aux références qui combleront les amateurs de toponymes. Marcher par noms et par vaux.
Un village qui n’en fait qu’à sa tête
Auprès de Dieppe, en bord de mer, sur la falaise qui se dresse entre Pourville et Quiberville, Varengeville-sur-Mer n’en fait qu’à sa tête. Les autres villages se groupent autour de leur église, celui-ci a construit la sienne au bord de la falaise. On cherche une place, un centre, une rue principale. Peine perdue, la route serpente, on passe devant une épicerie, puis une boulangerie – essayez sa tarte normande -, une pharmacie, une boucherie, installées dans autant de maisons plus ou moins proches de la route, mais qui, pour une raison mystérieuse, ne parviennent pas à transformer celle-ci en rue.
Vous cherchez la plage ? Suivez le panneau « la mer », et engagez-bientôt sur une route si étroite que l’on souhaite très fort n’y croiser personne, et qui descend, sinueuse, entre les doubles-haies jusqu’à l’apparition, en un V parfait, d’un triangle bleu où se superposent mer et ciel, fiché dans la verdure.
Comment un Apache, arrivant dans cette contrée, aurait-il nommé cette plage ? Le linguiste et anthropologue Keith Basso, dans le livre superbe réédité en 2016 aux éditions Zone Sensible, « L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert », montre qu’un nom de lieu apache fait allusion à des caractéristiques de ce lieu, mais toujours selon le point de vue de l’ancêtre qui,le premier, observant ce lieu depuis un endroit précis, s’est donné la peine de le nommer. Ainsi se transmet par le lieu une histoire qui l’inscrit dans une dimension généalogique.
« Le chemin descend entre les falaises vers l’eau qui va et vient » pourrait convenir, si l’ancêtre avait souhaité marquer son intérêt pour les marées, la pêche à pied, la côte. « Navires en partance pour une destination lointaine » mettrait plutôt l’accent sur la double proximité du port de Dieppe et du manoir de Jean Ango, l’armateur normand qui se laissa convaincre par les frères Parmentier, Jean et Raoul, de les envoyer, en 1529, à bord de deux navires, la Pensée et le Sacre, vers Sumatra.
Ils furent les premiers français à croiser le cap de Bonne Espérance, et atteignirent Sumatra, mais moururent tous les deux, probablement de fièvre typhoïde. Leurs navires rentrèrent à bon port, leur équipage décimé, et ne rapportant qu’une très faible quantité de poivre. Avaient pris place sur la Pensée six Indiens abandonnés par des Portugais sur l’île de Sainte Hélène.
Un repaire de corsaires
Si le Banquet du Livre s’était tenu au Manoir d’Ango à Varengeville et non à l’abbaye et dans le village de Lagrasse, parions que Patrick Boucheron se serait bien amusé à peupler, pour le plus grand plaisir de son auditoire, une « histoire mondiale de Varengeville » des noms des capitaines auxquels Ango confia ses navires :
Giovanni da Verrazzano, qui découvrit Manhattan (où l’on trouve aujourd’hui un pont Verrazzano) et pensa un moment la nommer Angoulesme, contre toutes les règles de nommage apache ; Jean Fleury, à qui Ango devait sa fortune, car il lui rapporta le trésor de Guatimozin, dernier empereur aztèque, qu’il avait dérobé à l’Espagne en attaquant les caravelles envoyées du Mexique par Cortès. Car Jean Ango « arma pour la course »,ayant obtenu du roi de France une lettre de marque lui permettant « de prendre et arrêter, ou faire prendre et arrêter par main forte et puissance d’armes les personnes, bien, navires, debtes et marchandises » des Portugais, « en quelque part et lieu qu’il les puisse trouver, terres et pays de notre obéissance ou autres ».
Cette participation des capitaines d’Ango à la course aurait pu être pour Patrick Boucheron l’occasion de faire effectuer aux convives du Banquet du Livre de Varengeville un saut dans le temps de presque 400 ans, celle de leur décrire le séjour qu’André Breton fit en 1927 au manoir d’Ango, qu’il mentionne, dans une notice autographe que le collectionneur belge René Gaffé lui avait demandé pour enrichir son exemplaire de Nadja, et où il raconte la genèse du livre : « Les deux première parties de Nadja ont été écrites au mois d’août 1927 à Varengeville-sur-mer. J’étais, à cette époque, le seul locataire du manoir d’Ango, ancien repaire de corsaires aménagé en hostellerie. »
Le manoir figure d’ailleurs dans Nadja. Extrait : « Je prendrai pour point de départ l’Hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon, où j’habitais vers 1918, et pour étape le Manoir d’Ango à Varengeville-sur-Mer, où je me trouve en août 1927 toujours le même décidément, le Manoir d’Ango où l’on m’a offert de me tenir, quand je voudrais ne pas être dérangé, dans une cahute masquée artificiellement de broussailles, à la lisière d’un bois, où d’où je pourrais, tout en m’occupant par ailleurs à mon gré, chasser au grand-duc. (Était-il possible qu’il en fût autrement, dès lors que je voulais écrire Nadja?) »
Tandis que Breton séjourne au manoir d’Ango, Nadja, qui s’appelle en réalité Leona Delcourt, internée en urgence quelques mois après leur rupture, a été transférée dans l’asile de Perray-Vaucluse. Elle demeurera enfermée jusqu’à sa mort survenue, comme celle de dizaines de milliers d’internés en psychiatrie, pendant la seconde guerre mondiale, probablement d’une épidémie de typhus aggravée par la faim. Jamais Breton ne lui rendit visite.
Caché dans la maison des fous
Un autre membre du mouvement surréaliste, Paul Eluard, fit, lui aussi, un séjour prolongé dans un asile pendant cette guerre, non pour s’y faire soigner, mais pour s’y cacher avec sa femme Nush . Didier Daeninckx, invité du Banquet du Livre de Lagrasse, fait figurer le couple dans son livre,« Caché dans la maison des fous ».
François Tosquelles brandissant une sculpture de Forestier
Cette maison des fous c’est l’hôpital de St Alban, en Lozère, où Lucien Bonnafé et François Tosquelles, médecins et résistants, se rencontrent en 1940.
“Saint-Alban fut un miracle, une incroyable ouverture à l’autre, dans un des endroits les plus reculés – ou abrités – de France. C’était l’idée qu’il fallait soigner l’asile autant que les personnes qui le fréquentent. C’était l’idée que «sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît». En 1941, François Tosquelles a beau n’avoir que 29 ans, il a un passé impressionnant de psychiatre qui a monté pendant les années de guerre civile des dispensaires sur le front, où il se servait des prostituées comme personnel soignant. Et quand il débarque à Saint-Alban, il n’a pas la tête dans les étoiles. Surgit une urgence : la faim. Dès 1940, apparaissent en effet des difficultés de ravitaillement. Et ce sont près de 2 000 personnes qu’il faut nourrir. Tosquelles ne se trompe pas d’urgence : tous les valides sont mobilisés. Dans cette région agricole mais isolée, les malades vont alors sortir, assurer le jardinage, le ramassage de pommes de pin, de champignons. Des liens se créent. A l’intérieur de l’asile, les femmes font des travaux de couture, de filage et de tricotage pour les paysans du village : ils servent de troc contre des produits alimentaires introuvables, dont le beurre. Et ce n’est pas tout : les malades échangent la ration alcoolique qui leur est octroyée contre des pommes de terre. De ce fait, Saint-Alban est l’hôpital psychiatrique français qui a compté le moins de décès dus à la famine. En France, 40 000 malades mentaux sont morts de faim entre 1940 et 1944.” – Libération – 19 juin 2015
St Alban fut l’un des lieux ou s’inventa ce que l’on a appelé plus tard la psychothérapie institutionnelle, et fut aussi le lieu où Eluard rencontre Auguste Forestier, interné de puis des années, qui réalise des sculptures en matériaux de récupération. La découvertechez Eluard de trois de ces sculptures par Jean Dubuffet le conduit à rendre visite à Forestier àSaint Alban, alors qu’il commence à constituer sa collection d’art brut.
Une histoire mondiale de Lagrasse
Loin de la mer, dans les collines douces des Corbières, au milieu des vignes, dans un paysage qui rappelle la Toscane avec ses bouquets d’ifs, le village médiéval de Lagrasse se déploie inégalement sur les rives de l’Orbieu. Rive gauche, l’Abbaye, et un tout petit nombre de maisons.
Rive droite, l’un des “plus beaux villages de France”: halle, église, mairie, poste, restaurants, cafés et commerces, ruelles aux pavés inégaux, murs surmontés de feuillages. La rivière, paresseuse, est ralentie en amont, suffisamment pour que la baignade y soit aisée. Mais il est possible de se baigner en aval aussi, près du vieux pont, sous le regard lointain des touristes qui le franchissent à tout moment de la journée. Un ancêtre apache aurait-il pu nommer ce lieu : « Les rives s’abaissent légèrement et la rivière est calme » ?
Le petit cloître de l’abbaye, sur la rive gauche de l’Orbieu,n’est pas suffisamment grand pour accueillir en sécurité l’auditoire toujours plus nombreux venu écouter l’historien Patrick Boucheron, devenu un habitué du Banquet du Livre de Lagrasse, tout comme Jean-Claude Milner, René Levy,Gilles Hanus. Il tournait en nous parlant,l’an dernier, autour de l’arbre du cloître.
C’est sous la halle du village que Patrick Boucheron a esquissé cette année ce qu’il a nommé malicieusement «une histoire mondiale de Lagrasse », se donnant pour projet de « documenter le village de Lagrasse comme on documente un village du Ghana. » Il trace avec ses pas des cercles sous la halle, afin que chacun à son tour puisse mieux l’entendre et grimper dans le manège érudit et joyeux qui ouvre les curiosités, questionne et parfois exhorte.
Il est question dans l’extrait qui précède de Louis-Sébastien Mercier, l’auteur de l’An 2440, mais au fil des cinq interventions de Boucheron nous croiserons aussi Barthes, Thomas Mann, Al-Mutanabbi, Achille Mbembe, Jean-Noël Retières, Kracauer, Le Roman de Renart, Ptolémée, Ibn Battûta, Jean-Pierre Vernant,la Chanson de Roland, Georges Duby, Grégoire de Tours, Pierre Michon, François-Xavier Fauvelle, Vasco de Gamma, Al Idrissi, Umberto Eco, Erasme, Guillaume Budé, Louis Marin, Michel Butor,Jean Turc, Charles Cros et ses frères, Pierre Senges, Emanuele Coccia et j’en oublie.
Le lendemain du dernier jour du Banquet, je m’éveille très tôt, avant l’aube. Je me glisse dans la nuit fraîche, passe le Pont-Vieux, tourne à gauche vers l’abbaye.
De loin me parviennent des éclats de voix. Je m’approche. Sous la tente, pleine hier soir lorsque a commencé la Nuit de l’Iliade, une quinzaine de personnes est toujours là pour écouter les lecteurs qui se succèdent toutes les dix minutes. Je prends place et me laisse bercer par le texte. C’est au tour de Mathieu Potte-Bonneville de poursuivre le récit. Pris dans l’action, il pousse un cri qui en réveille quelques uns. Patrocle va-t-il convaincre Achille de lui laisser emprunter ses armes pour aller combattre les Troyens qui menacent de mettre le feu à leurs navires ? Un coq chante. Patrocle n’en a plus pour longtemps. Le soleil se lève.
Texte et photos Virginie Clayssen
initialement publié sur le blog clayssen.paris