Théoricien de la marche comme pratique esthétique, l’architecte Francesco Careri développe le principe du « walkscape » au début des années 2000, une dizaine d’années plus tard, il propose une nouvelle théorie le « stopscape » .
L’auteur envisage un nouvel ouvrage sur ce thème, dont le sous-titre : s’arrêter comme pratique esthétique marque la continuité de la réflexion. Careri a diffusé un texte d’intention sur le futur ouvrage :
« …ceux qui produisent des oeuvres qui n’ont pas la matérialité des objets, des oeuvres qui ne sont jamais «finies», et qui, comme à travers la marche, restent perpétuellement «inachevées», appellent plus précisément une réflexion sur la notion d’«arrêt». On peut gâcher une randonnée en la rendant trop longue ou trop courte, trop monotone ou ennuyeuse, trop distrayante… Mais ce que nous ne pouvons nous pardonner c’est de ne pas s’être arrêté là où il le fallait, d’avoir manqué quelque chose pour poursuivre la marche, de ne pas avoir été suffisamment à l’écoute des appels au détournement, de ne pas s’être mis en position de ne pas marcher et de s’arrêter. » Francesco Careri and Documents d’artistes, juin 2014
Arrêtons nous sur l’entretien de Nicolas Truong avec Frédéric Gros, auteur de Marcher, une philosophie (Carnet Nord, 2009, Champs Flammarion 2011), publié dans le journal Le Monde. Frédéric Gros est professeur de philosophie politique à l’université Paris-XII et à l’Institut d’études politiques de Paris.
Des événements récents ont montré une nouvelle fois que la marche reste toujours d’actualité. Chacun de nous étant un « Homo viator », c’est-à-dire un homme en chemin suivant le titre donnait à son livre par le philosophe existentialiste Gabriel Marcel. Durant l’entretien Frédéric Gros envisage la marche comme exercice spirituel. L’esprit de la marche est-il de favoriser la marche de l’esprit? Si le sens commun veut que marche et philosophie aillent de pair, Frédéric Gros suggère par ses réponses que l’arrêt sur le paysage, la découverte constitue un moment d’intensité.
Suffit-il de mettre des chaussures de randonnée et de se mettre en marche pour aussitôt se transformer en philosophe ?
Malheureusement ou heureusement, ce n’est ni aussi facile ni aussi automatique. Pour devenir philosophe, philosophe « professionnel » – pour peu que cette expression ait un sens -, on doit sans doute préférer les lectures patientes, les discussions contradictoires, la composition de dissertations ou la construction de démonstrations. Mais en marchant, surtout s’il s’agit de randonnées qui s’étalent sur plusieurs jours, il est impossible de ne pas éprouver un certain nombre d’émotions, de ne pas faire l’expérience de certaines dimensions, qui précisément sont d’une très grande richesse et constituent des objets de pensée précieux pour la philosophie.
Mais à quoi pensez-vous ? Autant on voit bien comment l’expérience esthétique peut nous permettre de construire le concept du beau, comment l’expérience révolutionnaire nous fait accéder à des problématiques politiques, autant marcher semble, aux yeux de beaucoup, une expérience plus banale, plus pauvre…
Alors prenez l’expérience d’une journée de marche. La lenteur de la marche, sa régularité, cela allonge considérablement la journée. Et en ne faisant que mettre un pied devant l’autre, vous verrez que vous aurez étiré démesurément les heures. De sorte qu’on vit plus longtemps en marchant, pas au sens où cela rallongerait votre durée de vie, mais au sens où, dans la marche, le temps ralentit, il prend une respiration plus ample.
Par ailleurs, le rapport du corps à l’espace est aussi très impressionnant : par exemple la beauté des paysages est plus intense quand on a fait des heures de marche pour franchir un col.
C’est comme si le fait d’avoir fait preuve de persévérance et de courage physique pour parvenir à tel ou tel panorama était récompensé. Il y a, dans la contemplation des paysages par le marcheur, une dimension de gratitude, sans qu’on sache exactement si c’est le marcheur qui se récompense lui-même de ses efforts en s’offrant le plaisir d’un repos contemplatif ou si c’est le paysage qui remercie par une intensité supérieure offerte au seul marcheur.
De manière plus générale, un espace que vous appréhendez par la marche, vous ne le dominez pas simplement par le regard en sortant de la voiture (une prise de vue), car vous l’avez inscrit progressivement dans votre corps.
La marche nous permet d’aller au-delà d’une conception purement mathématique ou géométrique de l’espace et du temps. L’expérience de la marche permet aussi d’illustrer un certain nombre de paradoxes philosophiques, comme par exemple : l’éternité d’un instant, l’union de l’âme et du corps dans la patience, l’effort et le courage, une solitude peuplée de présences, le vide créateur, etc.
On connaît la promenade de Kant dans les jardins de Königsberg, les voyages du jeune Rousseau à pied, d’Annecy à Turin, de Paris à Chambéry, les promenades de Nietzsche dans les hautes montagnes de l’Engadine, les sorties quotidiennes de Thoreau en forêt. Tous les penseurs ont-ils été aussi de grands marcheurs ?
Pas tous, loin de là. L’espace naturel des penseurs et des intellectuels reste majoritairement la bibliothèque ou la salle de conférences. Mais si vous prenez les penseurs que vous citez (à part Kant, qui a une conception plus hygiénique de la promenade), ils insistent pour dire ce que leur oeuvre doit à cet exercice régulier, solitaire. C’est en marchant qu’ils ont composé leur oeuvre, reçu et combiné leurs pensées, ouvert de nouvelles perspectives.
Ce n’est pas tant que marcher nous rend intelligents, mais que cela nous rend, et c’est bien plus fécond, disponibles. On n’est plus dans le recopiage, le commentaire, la réfutation mesquine, on n’est plus prisonnier de la culture ni des livres, mais rendu simplement disponible à la pensée.
On parle d’un succès croissant des activités de randonnée. Elle compterait de plus en plus d’adeptes. Peut-on parler d’une nouvelle actualité de la marche ?
Il faut répondre à votre question en plusieurs temps. Premièrement, rappeler quand même que la marche, par sa lenteur, par la fatigue qu’elle entraîne, n’a pas cessé de représenter pour l’homme une contrainte dont il fallait se débarrasser par la richesse ou le progrès technique.
Si on redécouvre aujourd’hui les bienfaits de la marche, c’est que l’on commence à ressentir que la vitesse, l’immédiateté, la réactivité peuvent devenir des aliénations. On finit, dans nos vies ultramodernes, par n’être plus présent à rien, par n’avoir plus qu’un écran comme interlocuteur. Nous sommes des connectés permanents. Ce qui fait l’actualité critique de la marche, c’est qu’elle nous fait ressentir la déconnexion comme une délivrance.
Est-ce qu’on marche pour se retrouver ?
Pour se retrouver, bien sûr, au sens où, en marchant, vous laissez au bord des chemins les masques sociaux, les rôles imposés, parce qu’ils n’ont plus leur utilité. La marche permet aussi de redécouvrir un certain nombre de joies simples. On retrouve un plaisir de manger, boire, se reposer, dormir. Plaisirs au ras de l’existence : la jouissance de l’élémentaire. Tout cela, je crois, permet à chacun de reconquérir un certain niveau d’authenticité.
Mais on peut aller encore plus loin : la marche permet aussi de se réinventer. Je veux dire qu’à la fois, en marchant, on se débarrasse d’anciennes fatigues, on se déleste de rôles factices, et on se donne du champ.
En marchant, tout redevient possible, on redécouvre le sens de l’horizon. Ce qui manque aujourd’hui, c’est le sens de l’horizon : tout est à plat. Labyrinthique, infini, mais à plat. On surfe, on glisse, mais on reste à la surface, une surface sans profondeur, désespérément. Le réseau n’a pas d’horizon.
Toutes les marches se ressemblent-elles ?
Vous avez raison, il faut absolument distinguer, car il existe des styles de marche irréductibles. Il y a la flânerie en ville, poétique, amicale, électrique. Il y a la promenade qui nous permet de sortir d’un espace confiné, de nous défaire un moment des soucis du travail, des nervosités ambiantes.
Il y a le pèlerinage, qui est tout à la fois un défi, une expiation, une ascèse, un accomplissement. Il y a la grande excursion, qui présente une dimension plus sportive, mais offre aussi la promesse de paysages grandioses.
Alors, « marcher, une philosophie » ?
Peut-être davantage : un exercice spirituel.
Nicolas Truong entretien publié dans Le Monde du 24 juin 2011.
Laissons la conclusion à l’anthropologue Franck Michel qui nous rappelle la tradition contestataire de la marche : « Dans nos sociétés figées, où tout tend à être planifié, marcher relève de la subversion. Voyager à pied, c’est aller de l’avant. À contre-courant. » citation extraite de « La marche à pied, un mode philosophique d’être, de penser et de voyager », Cahier Espace, n° 112, avril 2012.