Erri De Luca, écrivain napolitain, marcheur endurant et alpiniste aguerri, a écrit deux hommages aux pieds.

L’un dans un texte intitulé Eloge des pieds,  l’autre dans un recueil intitulé Le plus et le moins.  

Elogio dei piedi, voir la vidéo 

Nos pieds sont le moyen pour nous déplacer, communiquer, jouer, connaître, apprendre, mais souvent nous les oublions. Pourquoi ?

Parce qu’ils sont loin de notre tête.
Parce qu’ils connaissent le sol, les épines, les serpents, le rugueux et le glissant.
Parce qu’ils sont tout l’équilibre.
Parce qu’ils sont la surface qui nous appartient quand on est dans une foule et qu’on encaisse le genou d’un autre dans une côte, un bras sous le nez, un cartable dans le ventre mais on ne permet pas qu’on nous les piétine.
Parce qu’ils sont la frontière minimum et inviolable.
Parce qu’ils soutiennent le poids tout entier.
Parce qu’ils savent s’accrocher aux moindres prises et appuis.
Parce qu’ils savent courir sur les rochers et les chevaux ne savent même pas le faire.
Parce qu’ils nous emmènent.
Parce qu’ils sont la partie la plus prisonnière d’un corps emprisonné. Et celui qui sort après de nombreuses années doit apprendre de nouveau à marcher en ligne droite.
Parce qu’ils savent sauter et ce n’est pas leur faute s’il n’y a pas d’ailes, plus haut, dans le squelette.
Parce qu’ils savent se planter au milieu des rues comme des mules et faire une haie devant la grille d’une usine.
Parce qu’ils savent jouer au ballon et nager.
Parce qu’ils étaient unité de mesure pour des peuples pragmatiques.
Parce que ceux des femmes faisaient crépiter les vers de Pouchkine (Onegin, strophe 31).
Parce que les anciens les aimaient et lavaient, comme premier soin d’hospitalité, ceux du voyageur.
Parce qu’ils savent prier en se balançant devant un mur ou repliés sur un prie-Dieu.
Parce que je ne comprendrai jamais comment ils font pour courir en comptant sur un seul appui.
Parce qu’ils sont joyeux et savent danser le merveilleux tango, la croustillante danse à claquettes, la flatteuse tarantelle.
Parce qu’ils ne savent pas accuser et parce qu’ils ne prennent pas les armes.
Parce qu’ils furent crucifiés.
Parce que, même quand on voudrait les balancer sur le derrière de quelqu’un, vient le doute que la cible ne mérite pas l’appui.
Parce que, comme les chèvres, ils aiment le sel.
Parce qu’ils n’ont pas hâte de naître, pourtant quand arrive le moment de mourir ils ruent au nom du corps contre la mort.

Traduction de l’italien : Patricia Tutoy, 28 juillet 2008.

Le plus et le moins

Mon pied est un animal préhistorique.
Il est enchaîné à mon talon, sinon il irait léger sans sa charge de porteur de poids
d’un corps soixante fois supérieur au sien.
Il se nourrirait de poussière, d’algues,
il peut rester des heurs sous l’eau
mais dans les chaussettes et les chaussures il souffre.
La nuit, il rêve d’effleurer un pied de femme,
il rêve même d’écrire.
Dans les plongeons de têtes, il sourit d’être
aupoint le plus haut du corps.
La nuit, il sort des couvertures, même l’hiver.
Puis, je le recouvre glacé.
Quand j’écris longtemps, il s’impatiente,
il tape, il tambourine.
Il attribue au corps sa plus exacte définition :
bipède, la partie qui représente le tout.
Mon pied sauveur vit avant moi.
la vipère enroulée toute prête
et il dévia mon pas en un temps record.
Quand il se soulève sur ses pointes en piédestal
il me fait atteindre toutes les hauteurs,
mais quand il s’entête,même la sirène
des bombardements ne le déplace pas.
Tandis que j’écris sur lui bridé dans des sandales,
ironique, il me regarde et remue tarse et métatarse,
s’il était une main, ça voudrait dire : »Que veux-tu? »

traduction Danièle Valin, éditions Folio, Gallimard 2016 

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