« le seul endroit du monde où le climat appartient au ciel et à la terre. Incertain quand on lève les yeux, le climat est toujours sûr et constant quand on les baisse » cette observation de Bernard Pivot, dans la préface écrite pour l’ouvrage de référence Climats du vignoble de Bourgogne*, décrypte poétiquement le double sens du mot « climat » en Bourgogne.
C’est en effet la combinaison de la situation météo, des sols et sous-sols, des pentes et orientations associés à une conduite des vignes issue d’une observation sur plusieurs siècles qui a modelé cette mosaïque de parcelles dont les figures géométriques se lisent dans les limites cadastrales, les meurgers, les clos et les cheminements.
Si l’histoire commence au XIIIe siècle, lorsque l’abbaye cistercienne de Maizières reçoit les premières vignes en « mont Rachaz ou Montrachaz », sa consécration viendra au XIXe siècle lorsque ce vignoble prend tout son essor.
De l’avis de Thomas Jefferson, troisième Président des Etats-Unis, qui découvre ce cru lorsqu’il était ambassadeur des États-Unis en France de 1785 à 1789 , il s’agit rien moins que du meilleur vin du monde. Tandis qu’Alexandre Dumas père disait que ce vin devrait être bu à genoux et tête découverte, alors que Stendhal dans Mémoires d’un touriste publié à Paris en 1838 écrivait : La Côte-d’Or n’est qu’une petite montagne bien sèche et bien laide ; mais on distingue les vignes avec leurs petits piquets, et à chaque instant on trouve un nom immortel.
Ce point de vue stendhalien ne doit pas faire oublier la place primordiale occupée par l’image, à la même époque, dans cette région. Berceau de la photographie, la Bourgogne outre son prestige viticole compte parmi ses célébrités rien moins que l’inventeur de l’héliographie ancêtre de la photographie et l’inventeur de la chronophotographie qui pose les bases techniques de l’image animée.

Nicéphore Niepce- Le point de vue du Gras- 1826
Le premier, Nicéphore Niepce est né le 7 mars 1765 à Chalon-sur-Saône, la première héliographie connue date de 1826. Intitulée Le Point de vue du Gras , elle représente un paysage proche de Chalon sur Saône.
Le second, Etienne-Jules Marey est né le 5 mars 1830 à Beaune. Il vécut à 6 km de Chagny au Domaine de la Folie. Etienne-Jules Marey, aïeul de Clémence, la gérante du domaine, a reconstitué et mis en valeur l’exploitation familiale. Professeur au Collège de France, physiologiste, précurseur du cinéma, il est à l’origine de nombreuses inventions telles que le fusil chronophotographique ou le sphygmographe, appareil pour enregistrer le pouls.

L’homme qui marche – Etienne-Jules Marey – 1890
La Bourgogne offre aussi au cinéma un décor et des modes de vie marqués par la tradition et le milieu viticole. Pour raconter une histoire de famille et de transmission entre générations, le cinéaste Cédric Klapisch, a retenu le vignoble bourguignon. C’est dans la côte de Beaune, notamment Meursault et Chassagne-Montrachet, qu’il a trouvé les motifs d’une histoire d’héritage. Car, le vin dit-il présente à la différence des autres « cultures » l’avantage de se bonifier en vieillissant… C’est ainsi qu’à Chassagne-Montrachet le Domaine de Magenta figure dans le décor de sa dernière réalisation, Le Vin et le vent. Le tournage, a débuté pendant les vendanges 2015 et devrait se terminer au début de l’été. Lire la note d’actualisation en fin d’article.

Cédric Klapisch – Le Vin et le vent .DR
Dans l’étude sur le Sémantisme autour du vin: représentations symboliques et lexiculturelles, Mercedes Eurrutia Cavero, Maître de Conférence à l’Université d’Alicante, note à propos du mythe dyonisiaque : Comme le sacré et l’art, le vin permet à l’homme de s’approprier le «désordre» à travers un «ordre». La patience du vigneron, l’acharnement du peintre, du poète, de l’artiste aboutissent paradoxalement à ce qui est opposé à la sphère du travail, l’ivresse, le rêve, l’extase. Tel est le sens de la religion dionysiaque: «Dionysos est un dieu ivre, c’est le dieu dont l’essence divine est la folie» d’après Georges Bataille.

vers 70 av. J.-C, maison de Pompéi surnommée » La Villa des mystères « . on y voit Dionysos, dieu du Vin et de la Vigne, et sa mère, Sémélé.
Hervé Chayette et Philippe baron de Rothschild précise dans l’ouvrage Le vin à travers la peinture : Mais Dionysos est également un dieu de culture dans le sens abstrait du terme : «Il est essentiel d’insister sur le lien incarné par Dionysos entre le vin, d’une part et l’autre la civilisation en ce qu’elle comporte de plus raffiné ou de plus sublime : la création artistique». Dans l’Antiquité il était considéré comme protecteur de tous les arts, dieu de l’inspiration artistique dans ce qu’elle a de divin et d’assimilable à l’ivresse.
Et l’on sait la place accordée au vin dans la chrétienté…
Le paysage construit
Le paysage se définit généralement à travers la question de ses représentations en éludant la posture du spectateur. L’expérience corporelle, la positionalité du spectateur constituent pourtant les éléments fondateurs d’un paysage perçu. Nous donnons généralement le primat à la vision au détriment de la mise en forme de la terre par les activités humaines.
Ce walkscape en milieu agraire s’inscrit dans un paysage construit sur une période remontant au Moyen-âge. Pour preuve, le village de Chassagne est inscrit au cartulaire de 886 de l’abbaye de Saint-Seine sous le nom de Cassaneas ou Cassania, tandis que des moines clunisiens y fondent le prieuré de Morgeot et que l’abbaye bénédictine Saint-Jean-le-Grand d’Autun est propriétaire du Clos Saint-Jean.
Conditionnée par la géologie et le relief, la côte peut se décrire par strates successives : au sommet, les plateaux calcaires en cours d’enfrichement ou plantés de résineux, les escarpements rocheux artificiels ou naturels et leurs éboulis boisés, puis les vignobles en coteau et les plaines bocagères héritées des cultures monastiques.
Ceci permet d’interpréter les conditions d’élaboration de ce paysage ancien qui doit essentiellement à la présence continue des moines. Les règles des monastères ont favorisé la présence d’une population stable qui a façonné le paysage par des pratiques viticoles forgées par des savoir-faire fondés sur l’observation sur de longues périodes.

Le paysages de vignoble, est indéniablement un type de paysage fait pour être vu, il évoque le produit fini et convoque sa charge symbolique. En Bourgogne la parcellisation des terres compose un camaïeu délimité, souligné, découpé dont la vue paysagère régale l’œil des variations d’alignement. Le paysage viticole incite peu à la promenade, sa découverte spectaculaire n’invite pas à la déambulation entre les vignes. Lieux de travail et de production, la vigne requiert des soins méticuleux et une attention soutenue, on ne vagabonde pas dans les inter-rangs. Sa valeur et sa renommée incitent au respect, on regarde mais on ne touche pas. On dégustera, car seul le produit de la vigne permettra d’apprécier la qualité dans un raccourci qui de la vigne au verre racontera chaque étape de la production.
La beauté singulière des « Climats » se livre dans la vue d’ensemble.

Trois types d’occupation des sols : le bâti, la vigne et la friche. Composition directement observable depuis les chemins à flanc de coteaux. Quand on marche en surplomb de Chassagne-Montrachet aux lisières de la friche forestière et des buis sauvages, le regard porte sur la mosaïque de vignes délimitée par les murets et les routes et chemins qui enceignent le village, les domaines et leurs bâtiments d’habitations et viticoles, alors que la voie ferrée et la nationale convergent vers les abords de Chagny et sa périphérie. La mythique Nationale 6 qui reliait Paris à l’Italie via la Bourgogne et Lyon a perdu sa renommée de route des vacances depuis l’ouverture de l’autoroute A6.
La terre des parcelles a une telle valeur que l’on dit que les viticulteurs, lors d’un achat, goûtent la terre pour apprécier le goût du futur vin qui sera susceptible d’y être produit. Mais on dit aussi qu’il faut gratter la terre sous les semelles en quittant une parcelle pour ne pas éparpiller un bien si précieux. Un dégustateur averti retrouvera dans son verre l’identité de la terre.
La friche est essentiellement le terrain de prédilection du buis. Les particularités du buis compliquent sa gestion. Car il s’agit d’un bois dur avec une grande capacité de repousse après coupe, toxique pour le bétail et d’une longévité exceptionnelle.

Les buxaies trouve toute leur place dans l’équilibre écologique il s’agit de les contenir car elles sont une composante du paysage et participent de la typicité de ce paysage.
Deux lectures permettent de lire ce paysage.
Une lecture temporelle. Le paysage qui s’offre aux visiteurs actuels est le résultat de trois étapes historiques :
* Le phylloxera à la fin 19ème siècle qui a obligé à structurer l’alignement des vignes
* La délimitation des appellations d’origine par de actes juridiques
* L’évolution des moyens de production avec le développement des enjambeurs, puis de l’hélicoptère.
Une lecture spatiale permet d’appréhender par l’observation de l’étroite corrélation entre les activités humaines et les lieux où elles s’exercent, une toponymie caractéristique des régions viticoles d’excellence. En effet, la région Bourgogne imbrique villages et lieux-dits dont les noms désignent tout à la fois le lieu de production et le produit. Par le décret du 27 novembre 1879, la commune de Chassagne-le-Haut est autorisée à changer son nom en Chassagne-Montrachet, du nom du climat le Montrachet, classé grand cru.
La carrière de Chassagne-Montrachet entaille blanche à flanc de côte, marqueur essentiel du paysage. Le « calcaire de Chassagne », un calcaire blanc à petits grains ronds a été utilisé pour le bâti local. Les maisons de la Côte de Beaune sud, mais aussi des Châteaux et l’Hôpital de Meursault en témoignent. Cette pierre est aussi un des substrats du Climat de Montrachet. La carrière à ciel ouvert de Chassagne dont les déblais, appelés « cavaliers », enrichissent la morphologie du paysage de la côte par la rupture visuelle qu’ils occasionnent.
Cette pierre marbrière a pour caractéristique d’acquérir, après polissage, un brillant de qualité. Moins onéreuse que le marbre, la pierre de Chassagne a été utilisée sur de grands chantiers comme le Grand-Louvre, à Paris, mais aussi au palais royal Fahd Bin Abdulaziz, à Fès, au Maroc, ainsi que dans divers chantiers au Qatar, en Arabie Saoudite, aux Etats-Unis, etc. Ce type de pierre est aussi exploité en côte de Nuits, sous le nom de Comblanchien.


Parler d’un « Terroir de la Pierre » n’est pas un abus de langage tant les liens entre le travail du sol et du sous-sol sont étroits. L’extraction des matériaux des multiples « perrières » a servi aux constructions des bâtis vignerons : murets, meurgers, cabottes, habitations, celliers…, leur conférant ce cachet typique de la pierre sèche. Les anciennes perrières reconverties en vigne ont donné leur nom à des Climats racontant la relation étroite qui unit vignes, vins et villages. En plus des perrières, le sous-sol est riche de diverses ressources comme les argilières, les gravières, les lavières qui servent de couvertures aux toits traditionnels.
Avec la taille guyot simple -simple, avec une baguette de cinq à huit yeux et un courson de un à trois yeux-, qui étale les sarments, le viticulteur obtient un palissage qui favorise l’ensoleillement et limite l’hygrométrie au niveau de la vigne, grâce à la circulation d’air.
Le cycle végétatif de la vigne se compose de phases successives. Le calendrier de la vigne ou commence la taille pour se clore avec les vendanges généralement en septembre.
Pour comprendre et apprécier le paysage viticole, il est indispensable d’identifier la phase dans laquelle se trouve la vigne au moment de la marche dans le vignoble. Du point de vue paysage, chaque phase offre un aspect spécifique avec des dominantes de couleurs, mais aussi d’activités humaines qui modifient la perception qu’en aura l’observateur.
Car, la surface foliaire est un élément fondamental des paysages de vignes qui s’offrent à l’observateur suivant les saisons. L’alignement parfait des rangs de vignes avec des feuilles ordonnées.
Le ‘’palissage’’ des rameaux sur les fils de fer malgré ses qualités visuelles et sa photogénie n’a aucun motif esthétique. La surface foliaire doit être maintenue homogène et suffisante pour faciliter le processus de photosynthèse.

La densité de plantation influence la surface foliaire. Une grande partie des travaux du viticulteur tout au long du cycle végétatif de la vigne, concourent à l’optimisation de la surface foliaire. On appelle surface foliaire l’avers et l’envers de la feuille de vigne, de la vigne au-dessus des pieds des ceps. On notera que les grappes poussent sous la partie foliaire.

Dès 1530, suite aux excès de la Renaissance, une vague de pudibonderie entraîna des actions de masquage de la nudité sur les œuvres d’art. Ces altérations des oeuvres connues sous le nom de surpeint ou repeint de pudeur étaient effectuées généralement par un ajout de feuilles de vigne. A l’origine, il s’agissait de feuilles de figuier conformément au texte de la Genèse « Et les yeux de tous deux furent ouverts ; ils connurent qu’ils étaient nus, et ils cousirent ensemble des feuilles de figuier, et s’en firent des ceintures » (Genèse 3 : 7). Cette pratique perdura jusqu’au 19è siècle en particulier dans l’imagerie médicale et à visée pédagogique. La feuille de vigne devint ainsi le symbole de la pudibonderie et d’une forme de censure.
L’enjambeur apparaît dans les années 50, il va supplanter le cheval et ouvrir une nouvelle ère dans la conduite de la vigne. Dès l’origine de ce tracteur à pont les inventeurs vont suivant les régions développer des modèles plus ou moins performants. En Bourgogne, l’entreprise fondée par Emile Bobard en 1927, développera en 1957 un enjambeur qui va travailler dans les plantations dont les allées de passage varient entre 0,90 m et 1,50 m. L’enjambeur participe de la modification du paysage,

En période de taille de la vigne de décembre à mars, l’odeur caractéristique du sarment brûlé, envahit les villages bourguignons. Cette fumée fortement parfumée est assez tenace pour imprégner durablement les cheveux et tous les vêtements. Images typiques du vignoble bourguignon, les colonnes de fumée qui s’élèvent des vignes. Les sarments sont brûlés dans des genres de brouettes dites « breulots ». Chaque viticulteur bricole la sienne , le modèle le plus répandu est réalisé avec une roue de vélo, une armature de tuyaux de fer sur laquelle on installe un bidon métallique fendu sur la longueur puis ouvert et percé de trous à l’opposé pour le tirage et l’évacuation des cendres.


Les tournières désignent les abords des lieux cultivés enherbés. Ces lisières herbeuses des vignes ont avant tout un rôle technique et environnemental, mais elles impactent aussi le paysage. Cette pratique à la fois maîtrisée et naturelle est un des marqueurs d’une agriculture partenaire de la nature. La vigne enherbée en Bourgogne prend aussi en compte cet aspect.
Les abords de parcelle sont enherbés, même si c’est l’option sol nu est retenue sur le reste de la parcelle. Parfois la végétation spontanée est suffisante, sinon les espèces semées peuvent être identiques à celles utilisées pour enherber les inter-rangs. L’enherbement des abords des parcelles a le même impact sur la protection contre l’érosion et la réduction du ruissellement que dans l’inter rang. Les bandes enherbées, interfaces entre les vignes et les autres milieux : haies, talus, bois, prairies, autres cultures…, servent à protéger la parcelle mais aussi à héberger et nourrir nombre d’insectes.

Dans une société urbaine, les citadins se ressourcent en accédant aux plaisirs de la nature et à la découverte des paysages. Les paysages de vignes varient au cours des saisons, situés comme La Côte de Beaune sur des contreforts, mais travaillés, entretenus, le touriste urbain malgré le dépaysement est rassuré par ces espaces aménagés. Il s’agit de paysage construit par une longue histoire ancrée dans la mythologie et les religions. Il y découvre un mode de vie, des plaisirs de la table associés à la production locale dont il pourra acquérir les produits pour retrouver et faire partager les sensations et évoquer le souvenir par le goût et l’odorat, lors de l’ouverture d’une bouteille. La vigne est une culture peuplante, un écosystème vivant, mais aussi habité et marqué par les traditions, des abbayes, des villages, des domaines, des châteaux, des chais, des caves,…
Les visiteurs d’Une partie de campagne en ont fait l’expérience lors des journées du 10, 11 et 12 juin.

Note :
*Climats du vignoble de Bourgogne, Ouvrage collectif, Préface de Bernard Pivot, Collection « Le Verre et l’assiette » – éditions Glénat, 224 pages. Format : 245 x 328 mm, Prix : 49 €
Texte et Photos Jacques Clayssen
Juin 2017-Note d’actualisation à propos du film de Cédric Klapisch
Le titre à l’époque du tournage: Le vin et le vent, n’était qu’un titre de travail, le titre commercial joue astucieusement sur le lien familial et la lie du vin, ce titre résume à lui seul la problématique du film. C’est donc à l’occasion de la sortie en salle de son dernier opus Ce qui nous lie que le réalisateur Cédric Klapisch compare avec poésie, le travail du vigneron et du réalisateur : « on récolte des images pendant le tournage,puis elles maturent lors de la postproduction, comme le raisin en tonneaux dans les caves. Il y a beaucoup de ressemblances entre les métiers de vigneron et de réalisateur : il faut savoir observer, travailler sans compter ses heures, ne jamais baisser les bras. Tout ça pour offrir du bonheur, en bouteille ou sur grand écran. » extrait du JDD du 11 juin 2017.
En mars 2017, La Galerie Cinéma à Paris, 26 rue St Claude Paris 3 présentait les «photographies de repérage» du réalisateur avant le tournage de Ce qui nous lie. Nous avons sélectionné deux images que le réalisateur présentait dans l’exposition «La nature humaine».


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