Les Barthes avec Roland

Un walkscape, dédié à la mémoire de Roland Barthes, sur les traces d’un parcours entre Bayonne et Urt qu’il appréciait. Le célèbre sémiologue et critique appartenait à une famille dont les domiciles se déplaçaient au fil des événements sur une bande littorale d’Hendaye à Hossegor en passant par Biarritz et Bayonne avant de s’arrêter dans le village d’Urt.IMG_1561
CARTE DEF URT

Des résidences familiales, des institutions d’enseignement tracent une cartographie de lieux connus et célèbres ou discrets et méconnus. Ces lieux ont fait l’objet d’études, de notes, d’observations qui ont alimenté ou documenté les biobliographies de Roland Barthes. En 2015, lors des manifestations du centenaire de sa naissance, en Aquitaine, de nombreuses productions et travaux ont mis à jour des aspects liés à ce territoire familial.

Notre contribution se situe localement sur un parcours familier des auteurs et de Roland Barthes. Trajet commenté par ses soins dans le texte publié par l’Humanité en 1977 sous le titre  La lumière du Sud-Ouest. Un texte singulier dans l’oeuvre de Barthes, il y évoque en effet dans un style littéraire inusité des souvenirs intimes à travers ses sensations.

Ce walkscape hommage à la mémoire de Barthes commence là où Bayonne fini le long de l’Adour vers les Landes.

Point de départ : Moulin de Bacheforès
Ce moulin à marée construit en 1642, sur la rive droite de l’Adour à Bayonne, est l’un des derniers témoins d’une technique originale. Il se compose de trois paires de meules à grains, entraînées par des roues à augets horizontales. Il fonctionne sur les mouvements de la marée. L’étang se remplit à marée montante puis se vide à marée descendante à l’ouverture des vannes qui entraînent les meules.
Point d’arrivée : cimetière d’Urt.
Village situé à une quinzaine de kilomètres à l’est de Bayonne,  dans la province basque du Labourd, il jouxte le département des Landes.  Henriette Barthes s’y installera dans les années 60, dans la maison Carboué. Elle y  accueillera ses enfants jusqu’à son décés en 1977. Enterrée au cimetière d’Urt, situé non loin de sa maison, son fil Roland sera inhumé dans le même caveau à son décès en 1980.

Le bâtiment qui était en cours de construction lors de notre parcours, abrite une médiathèque, une cantine et des locaux associatifs. Il est implanté sur le site de l’ancienne médiathèque Roland Barthes. Il est ouvert depuis novembre 2016.

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Ce parcours se déroule aujourd’hui en majeure partie le long de l’Adour sur la D74. Une voie mixte vélos-piétons permet de marcher en toute sécurité, à l’exception de quelques passages non aménageables du fait de l’étroitesse de la voie.

Photos du parcours par Patrick Laforet

Compter 3h pour parcourir les 15km en toute tranquillité.

 

La lumière du Sud-Ouest

Les Barthes avec Roland, un walkscape hommage à Roland Barthes. Né à Cherbourg, Roland Barthes était par sa famille paternelle attaché au Sud-Ouest, il en a détaillé les raisons dans un texte d’écrivain publié en 1977 dans l’Humanité et réédité à moult reprises. Ce texte intitulé « La lumière du Sud-Ouest » nous a guidés dans notre parcours par la départementale 74, des bords de l’Adour au sortir de Bayonne jusqu’ au cimetière d’Urt où il repose avec sa mère.

marguerite de jardin

Aujourd’hui, 17 juillet, il fait un temps splendide. Assis sur le banc, clignant de l’œil, par jeu, comme font les enfants, je vois une marguerite du jardin, toutes proportions bouleversées, s’aplatir sur la prairie d’en face, de l’autre côté de la route.

Elle se conduit, cette route, comme une rivière paisible; parcourue de temps en temps par un vélo-moteur ou un tracteur (ce sont là, maintenant, les vrais bruits de la campagne, finalement non moins poétiques que le chant des oiseaux : étant rares, ils font ressortir le silence de la nature et lui impriment la marque discrète d’une activité humaine), la route s’en va irriguer tout un quartier lointain du village. Car ce village, quoique modeste, a ses quartiers excentriques. Le village, en France, n’est-il pas toujours un espace contradictoire ? Restreint, centré, il s’en va pourtant très loin ; le mien, très classique, n’a qu’une place, une église, une boulangerie, une pharmacie et deux épiceries (je devrais dire, aujourd’hui, deux self-services) ; mais il a aussi, sorte de caprice qui déjoue les lois apparentes de la géographie humaine, deux coiffeurs et deux médecins. La France, pays de la mesure ? Disons plutôt — et cela à tous les échelons de la vie nationale — pays des proportions complexes.

De la même façon, mon Sud-Ouest est extensible, comme ces images qui changent de sens selon le niveau de perception où je décide de les saisir. Je connais ainsi, subjectivement, trois Sud- Ouest.

Le premier, très vaste (un quart de la France), c’est un sentiment tenace de solidarité qui, instinctivement, me le désigne (car je suis loin de l’avoir visité dans son entier) : toute nouvelle qui me vient de cet espace me touche d’une façon personnelle. A y réfléchir, il me semble que l’unité de ce grand Sud-Ouest, c’est pour moi la langue : non pas le dialecte (car je ne connais aucune langue d’Oc) ; mais l’accent, parce que, sans doute, l’accent du Sud-Ouest a formé les modèles d’intonation qui ont marqué ma première enfance. Cet accent gascon (au sens large) se distingue pour moi de l’autre accent méridional, celui du Midi méditerranéen ; celui-là, dans la France d’aujourd’hui, a quelque chose de triomphant : tout un folklore cinématographique (Raimu, Fernandel), publicitaire (huiles, citrons) et touristique, le soutient ; l’accent du Sud-Ouest (peut-être plus lourd, moins chantant) n’a pas ces lettres de modernité ; il n’a, pour s’illustrer, que les interviews des rugbymen. Moi-même, je n’ai pas d’accent ; de mon enfance, il me reste cependant un « méridionalisme » : je dis « socializme », et non « socialisme » (qui sait, cela fait peut-être deux socialismes ?).

Mon second Sud-Ouest n’est pas une région ; c’est seulement une ligne, un trajet vécu. Lorsque, venant de Paris en auto (j’ai fait mille fois ce voyage), je dépasse Angoulême, un signal m’avertit que j’ai franchi le seuil de la maison et que j’entre dans le pays de mon enfance ; un bosquet de pins sur le côté, un palmier dans la cour d’une maison, une certaine hauteur des nuages qui donne au terrain la mobilité d’un visage. Commence alors la grande lumière du Sud-Ouest, noble et subtile tout à la fois ; jamais grise, jamais basse (même lorsque le soleil ne luit pas), c’est une lumière-espace, définie moins par les couleurs dont elle affecte les choses (comme dans l’autre Midi) que par la qualité éminemment habitable qu’elle donne à la terre. Je ne trouve pas d’autre moyen que de dire : c’est une lumière lumineuse. Il faut la voir, cette lumière (je dirais presque : l’entendre, tant elle est musicale), à l’automne, qui est la saison souveraine de ce pays ; liquide, rayonnante, déchirante puisque c’est la dernière belle lumière de l’année, illuminant chaque chose dans sa différence (le Sud-Ouest est le pays des micro -climats), elle préserve ce pays de toute vulgarité, de toute grégarité, le rend impropre au tourisme facile et révèle son aristocratie profonde (ce n’est pas une question de classe mais de caractère). A dire cela d’une façon aussi élogieuse, sans doute un scrupule me prend : n’y a-t-il jamais de moments ingrats, dans ce temps du Sud-Ouest ? Certes, mais pour moi, ce ne sont pas les moments de pluie ou d’orage (pourtant fréquents) ; ce ne sont même pas les moments où le ciel est gris ; les accidents de la lumière, ici, me semble-t-il, n’engendrent aucun spleen ; ils n’affectent pas l’« âme », mais seulement le corps, parfois empoissé d’humidité, saoulé de chlorophylle, ou alangui, exténué par le vent d’Espagne qui fait les Pyrénées toutes proches et violettes : sentiment ambigu, dont la fatigue a finalement quelque chose de délicieux, comme il arrive chaque fois que c’est mon corps (et non mon regard) qui est troublé.

Mon troisième Sud-Ouest est encore plus réduit : c’est la ville où j’ai passé mon enfance, puis mes vacances d’adolescent (Bayonne), c’est le village où je reviens chaque année, c’est le trajet qui unit l’une et l’autre et que j’ai parcouru tant de fois, pour aller acheter à la ville des cigares ou de la papeterie, ou à la gare chercher un ami. J’ai le choix entre plusieurs routes ; l’une, plus longue, passe par l’intérieur des terres, traverse un paysage métissé de Béarn et de Pays basque ; une autre, délicieuse route de campagne, suit la crête des coteaux qui dominent l’Adour ; de l’autre côté du fleuve, je vois un banc continu d’arbres, sombres dans le lointain : ce sont les pins des Landes ; une troisième route, toute récente (elle date de cette année), file le long de l’Adour, sur sa rive gauche : aucun intérêt, sinon la rapidité du trajet, et parfois, dans une échappée, le fleuve, très large, très doux, piqué des petites voiles blanches d’un club nautique. Mais la route que je préfère et dont je me donne souvent volontairement le plaisir, c’est celle qui suit la rive droite de l’Adour ; c’est un ancien chemin de halage, jalonné de fermes et de belles maisons. Je l’aime sans doute pour son naturel, ce dosage de noblesse et de familiarité qui est propre au Sud-Ouest ; on pourrait dire que, contrairement à sa rivale de l’autre rive, c’est encore une vraie route, non une voie fonctionnelle de communication, mais quelque chose comme une expérience complexe, où prennent place en même temps un spectacle continu (l’Adour est un très beau fleuve, méconnu), et le souvenir d’une pratique ancestrale, celle de la marche, de la pénétration lente et comme rythmée du paysage, qui prend dès lors d’autres proportions ; on rejoint ici ce qui a été dit au début, et qui est au fond le pouvoir qu’a ce pays de déjouer l’immobilité figée des cartes postales : ne cherchez pas trop à photographier : pour juger, pour aimer, il faut venir et rester, de façon à pouvoir parcourir toute la moire des lieux, des saisons, des temps, des lumières.

On me dira : vous ne parlez que du temps qu’il fait, d’impressions vaguement esthétiques, en tout cas purement subjectives. Mais les hommes, les rapports, les industries, les commerces, les problèmes ? Quoique simple résident, ne percevez-vous rien de tout cela ? — J’entre dans ces régions de la réalité à ma manière, c’est-à-dire avec mon corps ; et mon corps, c’est mon enfance, telle que l’histoire l’a faite. Cette histoire m’a donné une jeunesse provinciale, méridionale, bourgeoise. Pour moi, ces trois composantes sont indistinctes ; la bourgeoisie, c’est pour moi la province, et la province, c’est Bayonne ; la campagne (de mon enfance), c’est toujours l’arrière-pays bayonnais, réseau d’excursions, de visites et de récits. Ainsi, à l’âge où la mémoire se forme, n’ai-je pris des « grandes réalités » que la sensation qu’elles me procuraient : des odeurs, des fatigues, des sons de voix, des courses, des lumières, tout ce qui, du réel, est en quelque sorte irresponsable et n’a d’autre sens que de former plus tard le souvenir du temps perdu (tout autre fut mon enfance parisienne : pleine de difficultés matérielles, elle eut, si l’on peut dire, l’abstraction sévère de la pauvreté, et du Paris de cette époque, je n’ai guère d’« impressions »). Si je parle de ce Sud-Ouest tel que le souvenir le réfracte en moi, c’est que je crois à la formule de Joubert : « II ne faut pas s’exprimer comme on sent, mais comme on se souvient. »

Ces insignifiances sont donc comme les portes d’entrée de cette vaste région dont s’occupent le savoir sociologique et l’analyse politique. Rien, par exemple, n’a plus d’importance dans mon souvenir que les odeurs de ce quartier ancien, entre Nive et Adour, qu’on appelle le petit-Bayonne : tous les objets du petit commerce s’y mêlaient pour composer une fragrance inimitable : la corde des sandales (on ne dit pas ici des « espadrilles ») travaillée par de vieux Basques, le chocolat, l’huile espagnole, l’air confiné des boutiques obscures et des rues étroites, le papier vieilli des livres de la bibliothèque municipale, tout cela fonctionnait comme la formule chimique d’un commerce disparu (encore que ce quartier garde un peu de ce charme ancien), ou plus exactement, fonctionne aujourd’hui comme la formule de cette disparition. Par l’odeur, c’est le changement même d’un type de consommation que je saisis : les sandales (à la semelle tristement doublée de caoutchouc) ne sont plus artisanales, le chocolat et l’huile s’achètent hors la ville, dans un supermarché. Finies les odeurs, comme si, paradoxalement, les progrès de la pollution urbaine chassaient les parfums ménagers, comme si la « pureté » était une forme perfide de la pollution.

Autre induction : j’ai connu, dans mon enfance, bien des familles de la bourgeoisie bayonnaise (le Bayonne de cette époque avait quelque chose d’assez balzacien) ; j’ai connu leurs habitudes, leurs rites, leurs conversations, leur mode de vie. Cette bourgeoisie libérale était bourrée de préjugés, non de capitaux ; il y avait une sorte de distorsion entre l’idéologie de cette classe (franchement réactionnaire) et son statut économique (parfois tragique). Cette distorsion n’est jamais retenue par l’analyse sociologique ou politique, qui fonctionne comme une grosse passoire et laisse fuir les « subtilités » de la dialectique sociale. Or, ces subtilités — ou ces paradoxes de l’Histoire — , même si je ne savais pas les formuler, je les sentais : je « lisais » déjà le Sud-Ouest, je parcourais le texte qui va de la lumière d’un paysage, de la lourdeur d’une journée alanguie sous le vent d’Espagne, à tout un type de discours, social et provincial. Car « lire > un pays, c’est d’abord le percevoir selon le corps et la mémoire, selon la mémoire du corps. Je crois que c’est à ce vestibule du savoir et de l’analyse qu’est assigné l’écrivain : plus conscient que compétent, conscient des interstices mêmes de la compétence. C’est pourquoi l’enfance est la voie royale par laquelle nous connaissons le mieux un pays. Au fond, il n’est Pays que de l’enfance.

* Paru dans L’Humanité du 10 septembre 1977. Ré-édition Le Seuil.

Goxokissime

C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science. Le Bruissement de la langue. Essais critiques 4 par Roland Barthes.

L’époque des séjours à Urt commence dans les années 60, Henriette Barthes quitte la villa Etchetoa, à Hendaye devenue trop touristique. Elle achète la maison Carboué (la maison du charbonnier, en gascon), à Urt.  A compter de 1968, Roland Barthes y séjournera tous les étés et durant les vacances scolaires, « le délice de ces matinées à U. : le soleil, la maison, les roses, le silence, la musique, le café, le travail, la quiétude insexuelle, la vacance des agressions ».  Il y trouve une quiétude et une tranquillité bercées par la douce présence de sa mère, jusqu’au décès de celle-ci le 25 octobre 1977 qui bouleversera durablement le reste de la vie de son fils.

Villa Les Sirènes à Biarritz

La Villa Les Sirènes à Biarritz où résida la famille Barthes au début de la Seconde Guerre mondiale. RB réformé, échappe à la mobilisation et devient professeur à Biarritz.

Maison Etchetoa à Hendaye-Henriette

La villa Etchetoa à Hendaye que vendit Henriette, la mère de Roland avant de s’installer à Urt.

maison Carboué vue par RBLa maison Carboué à Urt, photo publiée par l’auteur dans Roland Barthes par Roland Barthes.

Dans la maison d’Urt, Barthes a reconstitué son espace de travail à l’identique de la rue Servandoni. II s’acclimate d’autant mieux au village qu’il s’y est fait quelques amis. Ce retour sur les terres de l’enfance le comble, pour preuve le récit qu’en fait l’écrivain Roland Barthes. Dans le texte littéraire sobrement intitulé La lumière du Sud-Ouest, Barthes laisse libre cours à ses souvenirs dans un récit intime et poétique dans lequel affleurent les émotions esthétiques, les souvenirs qui forgent le corps. Barthes s’incarne physiquement dans un paysage matriciel. Un environnement d’odeurs, de saveurs et d’accents nimbés d’une lumière lumineuse. Et là, tout d’un coup il avoue son impuissance à décrire. Lui, le sémiologue, le critique aux mots précis jusqu’à la préciosité, l’auteur au vocabulaire savant, le spécialiste de la rhétorique, écrit : Je ne trouve pas d’autre moyen que de dire : c’est une lumière lumineuse. Cette hyperbole illumine le texte, Barthes laisse place à Roland, le petit garçon qui a grandi à l’ombre de sa mère. La lumière inonde les Barthes, l’eau et la lumière, pas le soleil et la mer. Pour nommer cette différence, il agglutinera basque et latin inventant un mot capable de décrire le sentiment qu’il éprouvait, sur ce territoire, d’une existence protégée : goxokissime.

Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais ; cela s’appelait (basque+latin) gochokissime. In « Grand fichier », 1 mai 1978.

A noter que Barthes n’utilise pas la graphie basque du mot racine goxo mais la graphie phonétique. La graphie basque permet d’identifier à l’origine du néologisme le terme goxoki, qui signifie douceur enveloppante.

Barthes était plus basque à Paris qu’à Urt. Il en a surpris plus d’un en arborant fièrement, autour du jardin du Luxembourg, son béret basque. Fabrice Luchini, raconte volontiers sa surprise lorsqu’ il avait découvert pendu à une patère, rue Servandoni, un béret. « C’est normal (d’avoir un béret), je suis Basque » lui avait expliqué Barthes.

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La littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer concède Roland Barthes dans Essais critiques -1964. Le fait littéraire permet de dispenser un souffle dans un monde asphyxié par le signifiant. Quelques sept ans auparavant, il notait à propos de la marche dans Mythologies-1957: Marcher est peut-être – mythologiquement – le geste le plus trivial, donc le plus humain. Tout rêve, toute image idéale, toute promotion sociale suppriment d’abord les jambes, que ce soit par le portrait ou par l’auto.

Dans Roland Barthes par Roland Barthes, sous le classement J’aime, nous retiendrons qu’il aime …marcher en sandales le soir sur des petites routes du Sud-Ouest, le coude de l’Adour vu de la maison du docteur L.,…. Il notera avec ironie, dans La lumière du Sud-Ouest,  que les espadrilles chères aux touristes se nomment ici sandales.

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A cette époque, je ne fréquentais pas souvent les rives de l’Adour et j’ignorais cette proximité géographique. Pourtant, les occasions de croiser Roland Barthes ne manquaient pourtant pas, que ce soit chez Cazenave à Bayonne devant un chocolat mousseux, devant un fronton lors d’une partie de pelote, à l’Abbaye de Bellocq pour acheter des fromages de brebis ou sur le banc face à l’Adour devant la Galupe, table qu’il appréciait. Le patron ayant reconnu le bon vivant qui savait apprécier sa cuisine et prenait plaisir à sélectionner avec lui quelques flacons de vins fins. Ou encore le croiser dans sa coccinelle rouge entre Urt et Bayonne,  dans ce Sud-Ouest où il pouvait se saouler de chlorophylle.

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Cazenave sous les arceaux de Bayonne,
son chocolat mousseux a contribué à son succès.

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L’Abbaye de Bellocq commercialise un fromage de chèvre apprécié.

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Sur les rives de l’Adour, ce restaurant réputé, accueillait souvent Roland Barthes ami de Christian Parra. Ce chef étoilé, disparu en 2015, était célèbre pour ses recettes de boudin noir, de saumon de l’Adour et de ventrèche de thon.

Texte Jacques Clayssen

Les Barthes

Mettre nos pas dans le sillage des roues de l’auto de Roland Barthes pour effectuer son trajet préféré entre Urt et Bayonne, c’est parcourir dans un temps long un parcours effectué par l’auteur au volant de sa décapotable, les cheveux au vent quand le temps le permettait.

Il achète au début des années 1960 une Volkswagen, il sera propriétaire d’une Coccinelle décapotable de couleur rouge. Il aimait conduire. S’il descendait de Paris à Urt, comme on dit dans le Sud-Ouest, à l’époque le voyage nécessitait une douzaine d’heures. Il descendait très souvent en auto, puis la fatigue et son emploi du temps lui firent préférer le train ou l’avion. Il laissa l’auto à Urt pour ses périples au Pays Basque, sur les deux versants des Pyrénées.

Roland Barthes avait le choix entre trois itinéraires pour rejoindre la maison Carboué à Urt depuis Bayonne. Deux longent l’Adour, chacun par une rive, le troisième passe par les hauteurs loin du fleuve. Dans le texte La lumière du Sud-Ouest, RB précise son choix «Mais la route que je préfère et dont je me donne souvent volontairement le plaisir, c’est celle qui suit la rive droite de l’Adour ; c’est un ancien chemin de halage, jalonné de fermes et de belles maisons. Je l’aime sans doute pour son naturel, ce dosage de noblesse et de familiarité qui est propre au Sud-Ouest ; on pourrait dire que, contrairement à sa rivale de l’autre rive, c’est encore une vraie route, non une voie fonctionnelle de communication, mais quelque chose comme une expérience complexe, où prennent place en même temps un spectacle continu (l’Adour est un très beau fleuve, méconnu), et le souvenir d’une pratique ancestrale, celle de la marche, de la pénétration lente et comme rythmée du paysage, qui prend dès lors d’autres proportions ; on rejoint ici ce qui a été dit au début, et qui est au fond le pouvoir qu’a ce pays de déjouer l’immobilité figée des cartes postales : ne cherchez pas trop à photographier : pour juger, pour aimer, il faut venir et rester, de façon à pouvoir parcourir toute la moire des lieux, des saisons, des temps, des lumières. ». Dans l’ouvrage de référence écrit par Tiphaine Samoyault (1), celle-ci se trompe de route en s’engageant sur la départementale 261, alors que Roland Barthes indique clairement préférer la départementale 74 sur la rive droite, chemin jalonné de fermes et de belles maisons qui lui apparaît, comme il l’écrit dans La lumière du Sud-Ouest : une expérience complexe. Ce sera donc sur la route des Barthes que nous marcherons, pour une pénétration lente et comme rythmée du paysage,  qui prend dès lors d’autres proportions.

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L’homonymie est-elle un indice justifiant le choix ou une affinité élective qui ne manque pas d’interpeller?

Roland Barthes étudia, lors d’un séminaire sur le « Vivre ensemble au Collège de France » en 1976, la capacité des sociétés humaines à inventer des noms propres et forgea à cette occasion un néologisme : « l’onomatogénèse » (la création de nom, du grec onoma). Il ouvre ainsi une perspective vers une ethnologie historique ; puisque des noms de famille sont des noms de lieux ou des surnoms. On se souviendra qu’il a développé une étude onomastique dans le Degré zéro de l’écriture, Barthes y prend son nom comme exemple : une barthe, dans une langue celto-ibère, est une prairie périodiquement inondée. Barthes se souvient aussi avoir vu, enfant, dans un journal local, un article sur « La grande misère des barthes », relatant les désordres occasionnés par la trop faible ou trop forte montée des eaux. Mais, la route des Barthes, qu’il parcourt, longe un fleuve mieux maîtrisé même si le risque persiste. J’entre dans ces régions de la réalité à ma manière, c’est-à-dire avec mon corps ; et mon corps, c’est mon enfance… la campagne (de mon enfance), c’est toujours l’arrière l’arrière-pays bayonnais, réseau d’excursions, de visites et de récits.

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Le couple St Barthélémy-Barthes fonctionne sur une racine commune [Barthe], mais l’association géographique des deux toponymes n’est pas unique puisqu’elle se redouble dans l’arc antillais l’île et l’archipel associés : Saint Barthelemy / St Barth. L’apocope de Barthélémy ayant donné le nom familier utilisé par les îliens.

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La Barthe, désigne des terres inondables de la vallée de l’Adour. L’Office de tourisme des Landes explique : « façonnées par les crues millénaires de l’Adour, les Barthes, mi-eau, mi-terre, représentent un milieu original d’une très grande richesse ». La route longe une digue-talus la protégeant, ainsi que les terres alentour des inondations dues à la montée des eaux principalement quand les marées d’équinoxe se conjuguent avec la fonte des neiges. Moment critique durant lequel l’Adour voit son débit et son niveau augmenter. De la route en voiture, le fleuve n’est visible que dans les intervalles laissés dans la digue pour des appontements ou depuis les ponts qui jalonnent la route pour enjamber les esteys.

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Les aménagements hydrauliques des barthes ont été réalisés au XVIIème siècle par des ingénieurs hollandais. Les eaux du coteau et les esteys sont canalisées par des canaux de traverse vers l’Adour. Le mot gascon estey désigne des cours d’eau à sec lors de la marée basse. Sur l’Adour, les plus hautes marées se font sentir jusqu’à Dax, à soixante kilomètres de l’embouchure, aussi les esteys sont équipés à leur débouché de portes à flots ou à clapets, laissant s’écouler les eaux vers le fleuve, mais se refermant à marée montante. Hors des saisons de hautes eaux, l’Adour s’écoule lentement presque au niveau de la route. Le flot changeant de direction avec les marées, à marée descendante le fleuve charrie vers l’océan les débris forestiers de ses rives pyrénéennes. Entre Bayonne et Urt deux îles, sur l’une d’elles, l’île de Berens, une demeure et sa chapelle bordées de grands arbres. La route suit les méandres de l’Adour, la bâti ancien empiète sur la chaussée contraignant la route à éviter les coins des fermes dont les plus anciennes dates du XVIIIème siècle, mais aussi de belles propriétés, dont le château de Montpellier, une maison de style espagnol, des maisons de maître accompagnées de leur corps de ferme alternent avec des prairies inondables. Ce bâti a du cachet et l’on comprend que Roland Barthes préfère cette rive à la rive gauche plus efficace pour relier Bayonne, mais dont les abords présentent moins d’attrait.

Roland Barthes avait confié lors d’une interview sur France Culture qu’il n’aimait pas trop marcher. La découverte pédestre de son parcours automobile préféré pour joindre Bayonne à Urt favorise une revue détaillée de l’environnement, mais aussi un point de vue à hauteur d’homme. Assis en auto, même décapotable le regard butte sur les haies et la digue ne livrent que de fugitives lignes de fuite.

La distinction entre paysages habitables et paysages visitables catégorise les paysages dont la distinction tient à la qualité de la lumière-espace qui dispense une qualité éminemment habitable à la terre qui acquiert ainsi le pouvoir de déjouer l’immobilité figée des cartes postales. Ce trajet des Barthes fait figure de modèle de paysage habitable, pourtant quelques années plus tard dans La Chambre Claire, l’auteur revient sur sa définition du paysage habitable en prenant pour exemple une photo de l’Alhambra. Réalisée par Charles Clifford dans les années 1850, cette image n’est pas sans évoquer la Villa Saint-Jean sur les bords de l’Adour, dont le souvenir du style hispanisant marqué pourrait avoir orienté le choix de Roland Barthes. D’autant que la légende « C’est là que je voudrais vivre… » est interrogée par le texte ci-dessous :

« Pour moi, les photographies de paysages (urbains ou campagnards) doivent être habitables, et non visitables. Ce désir d’habitation, si je l’observe bien en moi-même n’est ni onirique (je ne rêve pas d’un site extravagant) ni empirique ; il est fantasmatique, relève d’un sorte de voyance qui semble me porter en avant dans un temps utopique, ou me reporter en arrière, je ne sais où de moi-même (…) »… » La Chambre Claire- 1980- p.66-68

La tentation est grande de localiser ce je ne sais où de moi-même comme une réminiscence des bords de l’Adour. Et j’y succombe.

Quand il rentrait en fin d’après-midi à Urt, par la Départementale 74, il pouvait lire sur le cadran solaire de la Villa St-Jean : « Je ne marque que les beaux soirs ». Le cadran solaire ne peut marquer les heures de fin de journée que si le soleil brille assez tard dans la soirée. L’évidence poétique de cette assertion ne résume pas le sens littéral de ce tracé par la lumière, qui à l’instar des racines grecques du mot photographie « peindre avec la lumière » décrit un état naturel de la photo, inscription instantanée, sans mémoire. Dans ce contexte seul les « beaux » instants sont marqués, sans la lumière la marque n’apparaît pas, le « beau » fonctionne ici comme condition de la marque, du tracé. Ce « beau » météorologique peut aussi marquer un point final, le beau soir de la vie. Cet aphorisme éclaire d’une lumière particulière ce parcours qui lui est dédié.

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La villa et son cadran solaire éléments remarquables de ce parcours n’ont pu échapper à Roland Barthes malgré l’attention que requiert, à cet endroit, la route qui s’enlace sur l’angle de la villa, avant de filer vers le fronton de St Barthélémy, daté 1951 et orné d’un blason. Encore une image, sans texte, un tracé au trait figurant son propre décor.

Le fronton, support du blason dessiné y figurant, cette mise en abyme condense les éléments constitutifs du paysage dans lequel il s’inscrit : le fleuve, les roseaux, un arbre et l’église de St Barthélémy que l’on découvre plus loin perchée sur une butte.

Il ne s’agit pas d’un sentier pédestre mais bien d’une route, parfois bordée de platanes taillés suivants des règles variées qui donnent aux troncs des allures surprenantes, drôles ou inquiétantes. Le platane, repère identitaire des barthes de l’Adour, dispense non seulement son ombrage en été, mais il fournit son bois aux riverains. Ces platanes aux troncs tourmentés portent les marques des tailles répétées tout au long de leur croissance. Cette pratique, appelée trogne, consiste à couper le tronc ou les branches maîtresses à un niveau plus ou moins élevé, ce qui provoque un renflement au sommet du tronc qui supporte un taillis de branches. La trogne permet d’assurer une production de bois régulière pour le chauffage ou la construction sans détruire l’arbre. La drôle de trogne des platanes porte le nom de abarburu au pays basque.

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Le pont d’Urt, construction Eiffel, enjambe l’Adour. Premier pont depuis Bayonne, le suivant se situe à Peyrehorade à vingt kilomètres en amont. De ce pont doté d’un passage piéton, en aval du tablier et isolé de la chaussée,  le marcheur découvre l’Adour dans toute sa largeur et le village d’Urt perché sur sa colline. La petite gare, le passage à niveau, la rive droite à hauteur de St Laurent-de-Gosse, l’Aran petit affluent qui jouxte l’Adour d’un côté ; le restaurant la Galupe et le Château de Montpellier en aval composent ce paysage que l’on découvre en montant par le sentier qui, après une volée de marches, débouche sur la place d’Urt.

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Château de Montpellier vue du pont

propriété Lartigue

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(1) Roland Barthes, Tiphaine Samoyault.- éd. Seuil-2015

Texte et photos Jacques Clayssen

Urt, pied-à-terre

De 1972 à 1973, devant des étudiants curieux, intervenaient successivement à l’université de Bordeaux III Julia Kristeva, Philippe Sollers et Roland Barthes. Nous étions quelques étudiants en Lettres Modernes entassés dans une salle de cours.

Alors que je travaillais à la librairie La Hune à la fin des années 70, sous la responsabilité de Jacques Bertoin, Roland Barthes passait souvent en voisin. Ne racontait-on pas à l’époque que la librairie était là pour permettre aux clients de choisir entre le Flore et les Deux Magots, lui avait choisi Le Flore. Ce jour-là Barthes cherchait un exemplaire de La Chartreuse de Parme. En édition de poche, précise-t-il, c’est pour travailler.

Il en avait besoin m’explique-t-il pour préparer une conférence qu’il devait donner à Milan la semaine suivante. Il s’agissait comme je l’apprendrai plus tard d’une intervention sur Stendhal et l’Italie qu’il avait intitulée « On échoue toujours à̀ parler de ce qu’on aime ».

Puis, nous avons échangé à propos de la photo. La Chambre Claire venait de paraître suscitant débats et polémiques. L’ouvrage marquait un tournant dans le monde de la photo, il succédait à la publication en français de Sur la photographie (1) ; six essais, écrits entre 1973 et 1977 par Susan Sontag, amie de Roland Barthes. Notre échange se prolongeait, des clients nous interrompaient, d’autres manifestaient leur impatience. Alors, il m’a suggéré un rendez-vous le lundi 25. Nous avons convenu qu’il me rejoindrait à la librairie, à la fin de mon service, pour poursuivre nos échanges autour d’une table.

Je passais un week-end dans l’impatience de cette rencontre proposée avec cette délicate amabilité dont il savait faire preuve.

J’ai attendu en vain. Roland Barthes n’est jamais venu. Je n’ai appris que le mardi qu’il avait été hospitalisé suite à un accident dont les conséquences devaient lui coûter la vie un mois plus tard.

Il sera enterré au cimetière d’Urt avec Henriette, sa mère bien aimée

« Là-bas, je ne me rappelle que la pluie battante, folle, violente, et le vent glacé qui nous enveloppa, resserrés comme une petite troupe aux abois, et le spectacle immémorial du cercueil qu’on descendait dans la fosse.» se souviendra son ami Éric Marty

Ma mère est décédée dans une maison de retraite d’Urt le 27 mars 2012. Barthes s’est éteint le 26 mars 1980, il sera inhumé quelques jours plus tard.

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Coïncidences et hasards de la vie. Marcher sur cette route aimée par Barthes, s’immerger dans son paysage, partager ses points de vue, regarder à travers ses descriptions et ses sensations, autant de raisons pour métamorphoser ce parcours en pèlerinage. De l’enfance au cimetière, un chemin de vie en quelques kilomètres pour éprouver de tout son être qu’Au fond, il n’est de Pays que de l’enfance.

Note :

(1)       Sur la photographie, Susan Sontag.- éd. Seuil-Fiction & Cie-1979

Texte Jacques Clayssen

Bâton/Mémoire – Les Barthes avec Roland

« Marcher est peut-être – mythologiquement – le geste le plus trivial, donc le plus humain », écrivait Roland Barthes.

Le bâton-mémoire se fait ici portrait d’un homme avec des évocations territoriales : le maïs des Landes, les couleurs du drapeau basque. Le sigle stylisé de la marque de son auto, réminiscence des Mythologies. La bière espagnole pour les escapades au-delà des Pyrénées. Le damier livré à notre imagination s’enroule autour d’un portrait de l’auteur adolescent.

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Adour mon amour

_H9A1650_DxOPaysage de rien, ou de peu, la promenade préférée de Roland Barthes ressemble à un chemin de croix dont on aurait enlevé les stations et dont il ne resterait que la trace de l’ombre sur les murs. Territoire vide et vaguement mélancolique au premier abord, les prairies se suivent et se ressemblent, uniformes, sans aspérités, désespérément plates et sans relief, bordées par le fleuve et sa platitude tranquille dont l’eau s’écoule ou, première surprise, parfois remonte avec la marée. L’Adour est un petit Danube dont le flot s’inverse tranquillement et ce phénomène se perçoit difficilement selon la marée, le vent, la saison, la lumière, bref demande du temps, de l’observation et une attention flottante suffisamment forte pour déceler le décalage du cours qui remonte la pente naturelle au lieu de la descendre, légère bizarrerie dans le paysage.

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Succession morne des étendues herbeuses, quelques reliefs au loin dans les forêts dispersées, un air de Sibérie au printemps, de l’eau partout, sous jacente, dont le bruit ne quitte jamais le visiteur, réseau de canaux anciens qui drainent sans cesse un envahissement régulier. La terre n’est pas vraiment la terre ici, elle ne sert qu’à écouler de l’eau, souvent en surnombre, le territoire est transitoire, en attente d’une arrivée toujours imprévue, comme un membre de la famille qui débarque toujours à l’improviste et du coup tombe parfois au mauvais moment, invité non-désiré mais dont on garde la chambre prête parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver, la neige peut fondre, la pluie tomber, le fleuve gonfler et l’invitée se répandre dans ce territoire toujours prêt à absorber un surplus, territoire toujours recommencé, réinventé, à la végétation rapide et envahissante.

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Dénuement spectaculaire où justement le moindre signe prend un éclat sans précédent, dans cette absence de choses le vide devient un écrin pour le petit, l’insignifiant que l’on ne regarde plus, l’inaperçu permanent, le détour dans le rien devient un éclat perçant pour les petites choses, les petits signes que nous adresse la réalité, le territoire devient une forme de méditation pour sémiologue stressé et occupé de millions de sollicitations visuelles, d’analyses mythologiques et de chambres claires. Le dénuement est reposant, paisible, toujours disponible, machine à laver permanente et bienveillante, passer dans ce territoire c’est remettre les compteurs à zéro, se débarrasser du superflu, de la profusion et de l’inutilement présent à l’esprit, et s’offrir quelques instants d’éternité au passage.

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La ponctuation, le « punctum » prend ici tout son sens, le chemin est jalonné de petits points au reliefs forts et délicats, très marqués, presque trop présents et qui viennent rompre une tranquillité visuelle charmante aux douces tonalités exotiques ou campagnardes. Un vrai repos du guerrier après la bataille perpétuelle de la surcharge, du baroque des paysages urbains modernistes. Enfin il ne se passe plus rien, juste une circulation dans un espace en creux, un entre-deux solitaire où rien ne distrait, rien ne perturbe, sauf la courbe d’un arbre, d’un roseau, les légères inflexions de la route ou la tache de couleur de quelques marguerites.

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Le temps aussi s’y est arrêté dans un style désuet, daté, propret, un petit monde de nains de jardins sympathiques où s’empilent les références, longuement accumulées au milieu de cette sorte de grenier stylistique, du vintage férocement brutalise à l’hacienda mexicaine, le tout enchâssé dans le fameux décor rural à la vibration bordélique, plein de machines, de poules et d’animaux, de déchets divers éparpillés selon une logique obscure mais persistante. De même que le fleuve inverse son cours selon les caprices des marées, le temps lui même par endroits se contracte et offre de splendides raccourcis, de belles coincidences dans un joyeux n’importe quoi, surprise toujours renouvelée du parcours.

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Le seul signe religieux de cette promenade se dresse avec élégance au milieu du parcours, reprenant la forme baroque de la figure de Dieu, sans les ornements, sans la préciosité, sans l’ostentation des ors de l’église, sans le cadre sacralisant, toujours le dénuement, simple rupture visuelle entre le plat et le vertical, ornée malgré tout d’une fine dentelle de grillage, vague réminiscence respectueuse, sur laquelle viennent se fracasser les balles du jeu collectif de la région. L’adresse a remplacé la dévotion mais sert toujours de ciment communautaire, nouvelle religion païenne partagée avec l’ancienne, égalité du fronton et de l’église.

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Paysage squelettique dans lequel peut se déployer sans frein, sans obstacle et sans distraction, la fameuse lumière du sud-ouest si chère à Roland Barthes, qui envahit, jour après jour, ce territoire incertain. Paysage dont la seule  fonction est de porter la lumière du ciel, de recevoir ses rayons et vibrer dans le dénuement des courtes oscillations de la couleur, miroir sans tain sur la beauté de la terre et des marécages, des nuages et du vide.

Texte et Photos Patrick Laforet