De l’usage de la photographie par le Sentier Métropolitain du Grand Paris

“Les Sentiers Métropolitains inventent la ville de demain. Ils métamorphosent une métropole en reliant tous ses territoires et en les éclairant d’une lumière nouvelle.”

Thierry Van de Wyngaert, Président de l’Académie d’Architecture

C’est une infrastructure pédestre qui permet une mobilité piétonne à l’échelle métropolitaine. C’est un équipement culturel au service du territoire, une plate-forme rassemblant des communautés de curiosités, valorisant des initiatives locales, assemblant des patrimoines culturels et naturels. Ce « centre culturel à ciel ouvert » ouvre un voyage, assemble des récits et crée un nouvel espace public. Il révélera les coulisses, les histoires et les monuments ordinaires et inconnus de la métropole. Il traversera des espaces méconnus du Très Grand Paris. Il racontera un territoire en transformation, un grand organisme entre ville et nature et révélera notre patrimoine métropolitain commun. Le Sentier Métropolitain du Grand Paris veut constituer un lien, assembler des récits et révéler un territoire. Extrait document Le Voyage Métropolitain

Guidé par les membres du « Sentier métropolitain du Grand Paris », le repérage se fait de deux manières. Une marche collective, ouverte au public, est organisée pour créer un parcours. Une seconde équipe est en charge de « l’éditorialisation » du parcours.  Dénommée « caravane », celle-ci est composée d’illustrateurs, écrivains, photographes, journalistes dont le travail consiste à élaborer un guide. 

Référence : Les Echos Par Lamia BarbotCaroline d’Avout (Rédactrice photo)Publié le 29 avr. 2017 

Si l’on considère avec Francesco Careri que « Dans les villes d’aujourd’hui, qui se transforment rapidement, marcher et franchir les frontières est devenu le seul moyen de reconstruire les tissus à partir des fragments urbains séparés dans lesquels nous vivons. La marche est devenue l’instrument esthétique et scientifique permettant de reconstruire la carte du processus de ces transformations, une action cognitive capable d’accueillir également les amnésias urbains que nous retirons de manière inattendue de nos cartes mentales parce que nous ne les reconnaissons pas comme une ville. »

Francesco Careri in La marche comme un art civique

La photographie tend à stabiliser une réalité disséminée aux rythmes multiples. Les bords du cadre, ses frontières figent cette réalité qui les dépasse. La photo gèle l’instant, le saisit dans une césure fragmentaire temporelle.

Elle contracte dans un rythme unique, pose, instantané ce moment critique ou cet instant décisif, elle représente « La marche de l’histoire à travers un temps homogène et vide » écrit Walter Benjamin, dans Thèses sur la philosophie de l’histoire.

Dans notre démonstration, nous ne montrerons pas l’ensemble des séquences dont elles participent, ceci étant conforme à l’usage qui est fait des images sélectionnées pour l’étude. En effet, ces images sont utilisées isolements dans les publications on line ou en print des Sentiers Métropolitains et des divers canaux de communications.

Les photographies présentées s’inscrivent dans le cadre d’un témoignage photographique sur une randonnée à la butte d’Orgemont à Argenteuil. Pardon, «Ce n’est pas de la randonnée, ce sont des marches urbaines», nuance Vianney Delourme, qui les organise avec son association Enlarge your Paris
Va donc pour marche urbaine dont les photos retenues se situent  entre des photographies d’arrivée sur le lieu, procession ascensionnelle et descentionnelle pour quitter la butte.

Toute marche en groupe obéit aux canons d’un tel exercice qu’il soit laïque, religieux ou militaire à savoir une procession d’individus qui avance en groupe ou en grappes quand ce n’est pas en file indienne quand la configuration des lieux l’impose. La procession publique est suivie dans un deuxième temps par une caravane composée d’illustrateurs, écrivains, photographes, journalistes dont le travail consiste à élaborer un guide. De la procession à la caravane, une idée de « nomadisme » complète le vocabulaire, en y ajoutant une note que l’on pourra interpréter comme un défilé de saltimbanques ou de pionniers sur les chemins de la découverte.

photo Jéromîne Derigny

Activité grégaire, les processionnaires composent une communauté menée par un ou des guides. Les images illustrant les marches montrent des chenilles humaines s’effilant de dos dans le paysage. Les pauses/poses donnant lieu parfois à des illustrations dont la référence religieuse n’est pas exempte.

Photo : Marie Genel

La photo utilisée par les documents d’Enlarge your Paris ou pour l’Art des sentiers métropolitains est une photo de Florence Joubert qui a été publiée sous cadrage natif en mode [paysage] et recadrée en format [portait]. Nous verrons pourquoi cette double présentation dans la suite de notre analyse.

Photo : Florence Joubert

Or, que voit-on dans l’image, de Florence Joubert, choisie pour résumer (à contre-courant du travail de narration du sentier du Grand Paris) Paris? Précisément la photographie d’un groupe constitué par une pause, et qui se fige devant le panorama. On y voit les participants du groupe disséminés sur une butte certains arrêtés, d’autres assis ou en mouvement, et les écarts entre eux. Un fait cependant importe plus encore : le fait que les membres soient tous de dos (dans l’édition [portrait], dans l’édition [paysage] une personne sur la gauche tourne le dos au paysage, alors que sur la droite une autre personne marche parallèlement au panorama). C’est qu’on ne peut pas photographier le regard qui advient alors pour chacun. Deux personnes photographient une vue hors champ sur la gauche de l’image. C’est également l’assomption de cette photographie comme mise en scène.

Les deux personnes en train de photographier utilisent des appareils numériques. Ces appareils (smartphones ou appareils de photo) présentent la particularité de rendre visible l’image sur un écran. Cette visibilité de l’image cadrée ne l’était pas avec la photographie argentique, qu’à la discrétion du photographe sous le voile de la chambre photographique. Pour le reste le viseur monoculaire était un système individuel, dont l’accès à l’image n’était pas partageable.

Trois plans horizontaux :

  • Un sol herbeux
  • Un front de personnages
  • Un panorama en surplomb (nimbé d’une brume de pollution, lui-même subdivisé en un premier plan pavillonnaire auquel succède les tours de la Défense)

Les personnages sont comme situés derrière un quatrième plan qui sépare cette réalité artistique d’un reste. Or, ce reste est précisément là où nous sommes, nous spectateurs. A notre regard la fiction rejoint la réalité, puisque l’espace s’ouvre à nous, il n’est pas caché derrière des figures qui nous feraient face. Elle la rejoint aussi par le fait que l’instant est proprement mis en scène: l’écart est comme organisé, même si cette organisation est latente : c’est la construction de la ruine positive du collectif. Dans la version [portrait] le recadrage vertical isole la ligne de dos, en réduisant le champ de l’image. Devant cette ruine, nous comme reste de l’oeuvre pouvons imaginer la salvation qui peut venir avec ces territoires et ces actions.


                           La-Seine-Rouen-1955©-Henri-Cartier-Bresson-_-Magnum-Photos

Ainsi, cette photo de Henri Cartier Bresson présente toutes les caractéristiques requises pour venir en miroir des photographies que nous analysons dans cette présentation. Le point de vue en surplomb, l’herbe et le chemin, les personnages, ici assis, attentif aux commentaires de celui qui regarde le paysage et ses ponts. La composition dynamique met l’accent sur le paysage, lisible et identifiable. Le lien entre les personnages et la ville, le fleuve et les ponts est magnifié par la composition. A partir de cette image matricielle le décryptage des intentions des éditeurs dans les choix opérés pour illustrer les documents des Sentiers Métropolitains met en lumière leur position sur le rapport du chemin à la ville.

La composition de l’image, répond à la règle d’or du maître français, à savoir la règle des tiers qui consiste à placer les éléments clef de l’image sur les lignes qui séparent les tiers verticaux et horizontaux, voire sur les intersections entre ces lignes, afin de répartir harmonieusement le contenu de l’image entre ces tiers. Le principe étant 2/3 de sol ou de paysage pour 1/3 de ciel ou l’inverse. Le parti-pris adopté montre l’intention du photographe, sur quoi a-t-il voulu mettre l’accent.

A ce sujet, Heidegger prend l’exemple d’un pont. « ’Léger et puissant’, le pont s’élance au-dessus du fleuve. Il ne relie pas seulement les deux rives déjà existantes. C’est le passage du pont qui seul fait ressortir les deux rives comme rives. […] Avec les rives, le pont amène au fleuve l’une et l’autre étendue de leurs arrière-pays. Il unit le fleuve, les rives et le pays dans un mutuel voisinage. […] Les ponts conduisent de façons variées. Le pont de la ville relie le quartier du château à la place de la cathédrale, le pont sur le fleuve devant le chef-lieu achemine voitures et attelages vers les villages des alentours. Au-dessus du petit cours d’eau, le vieux pont de pierre sans apparence donne passage au char de la moisson, des champs vers le village, et porte la charretée de bois du chemin rural à la grand-route. Le pont de l’autostrade est pris dans le réseau des communications lointaines, de celles qui calculent et qui doivent être aussi rapides que possible. […] « Le pont, à sa manière, rassemble auprès de lui la terre et le ciel, les divins et les mortels » in Essais et conférences Martin Heidegger 1951 (Conférence prononcée au mois d’août 1951 à Darmstadt) Gallimard.

La lecture de ces photographies et leurs usages affiche des indices sur la nature du projet. La décorrélation marcheur-ville mise en place par les photos illustre la vocation touristique d’un projet présenté comme un « centre culturel à ciel ouvert ». Ces parcours trop longs pour des déplacements quotidiens ne présentent aucun intérêt pratique pour les habitants. Ils s’inscrivent dans de l’activité de loisirs pour les nouveaux habitants des résidences immobilières qui repousseront les plus défavorisés hors des zones proches des gares du Grand Paris Express.

L’appropriation des sentiers par une population homogène assurera moins une cohésion territoriale qu’une communauté de classe.

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Etude sur la randonnée pédestre

Pratiquants

Volumes

En 2016, la France compte environ 16 millions d’adeptes de la randonnée pédestre

35 % des Français âgés de 15 à 70 ans déclarent avoir pratiqué au moins une fois la randonnée pédestre au cours des 12 derniers mois. En somme, ce sont environ 16 millions de randonneurs français qui arpentent les sentiers littoraux, de plaine et de montagne. Pour autant, bien que particulièrement nombreux à s’être essayé au moins une fois à l’activité, les randonneurs ne sont que 35 % à marcher régulièrement tout au long de l’année, ce qui représente en ordre de grandeur environ 5,5 millions de randonneurs réguliers. Finalement, près d’un tiers des randonneurs interrogés déclare pratiquer au moins une fois par semaine.

Sur une échelle sociale à trois niveaux (catégories populaires, moyennes et supérieures), le randonneur français est à 48 % issu des catégories populaires [1]. Les pratiquants de randonnée pédestre sont généralement peu diplômés. En effet, 48 % d’entre eux ont un niveau de diplôme inférieur au baccalauréat. 33 % sont diplômés de l’université ou équivalent. Notons enfin que les randonneurs français sont 52 % à déclarer ne pas avoir des parents sportifs.

Note

[1]La construction de cette échelle à trois niveaux a été réalisée en regroupant différentes modalités de réponse à la question des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS). Ouvrier, chauffeur, employé, agent ou personnel de service ont été regroupés dans la catégorie « populaire ». Agriculteur exploitant, artisan, commerçant, chef d’entreprise, professions intermédiaires ont été regroupés dans la catégorie « moyenne ». Enfin, cadre, profession intellectuelle supérieure, professions libérales représentent la catégorie supérieure.


Addenda

« c’est dans la défection des communautés que l’on peut faire surgir l’incomplétude de toute communauté de nature ou de nation, de culture ou de classe, et rendre sa dignité de témoin à cet exemple qui est l’envers de l’artiste, ou plutôt son versant malheureux : le prolétaire ou, aujourd’hui en Occident, le  »travailleur immigré » 

Référence : Jean Borreil, « Le vagabond de l’universel », in La raison nomade, p96.

La possibilité de ne pas se comprendre, découverte dans le fait artistique, relève bien de la possibilité de ne pas être une communauté : le commun que la langue maternelle aurait si bien dit n’a pas existé. L’artiste comme le travailleur immigré sont des figures du témoignage de cette réalité critique parce qu’ils vivent tous de la réalité sur ses bords. Finalement, l’expérience d’artiste reprend à son compte cette question : « que se passe-t-il […] lorsque au pont de la fable heideggerienne qui lie le quartier du château à la place de la cathédrale, on oppose la déliaison de celui qui, n’étant pas propriétaire légitime de la ville, couche sous le pont? ». Ce qui se passe, c’est précisément qu’on ne peut plus penser la ville, et ce qu’elle symbolise, l’unité spatiale et à travers elle nationale, comme une totalité continue qui dans l’histoire serait perpétuelle. Il faut alors la penser comme une impossibilité, et à la place penser et pratiquer les possibles qui peuvent la traverser. 

Référence : Jean Borreil, « Le vagabond de l’universel », in La raison nomade, p82, commentant Martin Heidegger, Bâtir,habiter, penser 

des nécessités de déplacement : la frontalité des immeubles ne se traverse pas de la même manière ni aussi aisément que même la clôture du champ.

Jean-Pierre Brazs Vers le chemin des pierres plantées.

Jean-Pierre Brazs partage ses activités entre installation, dessin, photographie et écriture. Après avoir conçu depuis 1995 de nombreuses « interventions paysagères » éphémères ou pérennes son activité artistique se développe depuis 2009 à partir de fictions institutionnelles : le Centre de recherche sur les faits picturaux, puis la Manufacture des roches du futur, donnant lieu à des expositions, des installations, des conférences, des publications. Entre 2015 et 2017, dans le cadre de son projet L’hypothèse de l’île, il s’est déclaré en résidence d’artiste fictive dans une île imaginaire.

Ses œuvres sont présentes dans de nombreuses collections publiques dont le Fonds national d’art contemporain, le Musée de Grenoble, le Musée d’histoire contemporaine ou le Musée du paysage de Verbania, Italie.

La démarche de Jean-Pierre Brazs
La proposition de J.P Brazs s’inscrit naturellement dans l’esprit de « Démarches ». Un parcours qui tisse un récit chronologique de ses travaux sur le thème de la lecture-écriture des paysages. Ces « coutures » raboutent différentes temporalités, elles définissent la continuité de ses diverses productions, sur la thématique paysagère. Entre le scientifique et le chaman, il artialise les domaines qu’il investit en nous donnant à découvrir, à travers son regard, les parts visibles et invisibles de la terre. Il gratte la croûte terrestre avec le savoir d’un déchiffreur averti qui en décrypte les signes.  En cela son travail participe de cette « tresse narrative » fondement de Démarches.

Ancré dans l’art rupestre par ses recherches et son travail sur les rochers, ce corpus de travaux de Jean-Pierre Brazs s’inscrit aussi dans le système de pensée corrélative à l’oeuvre dans la Chine antique. Pensée qui place les montagnes et les pierres dans une relation où si les pierres participent aux pouvoirs de la montagne, c’est moins pour leur ressemblance apparente que parce qu’elles constituent des microcosmes, animés par les forces qui créèrent les monts et les sommets.

Carole Fritz, chargé de recherche au CNRS au Centre de Recherche et d’Etude pour l’Art Préhistorique indique que « C’est difficile d’en parler sans rentrer dans l’interprétationMais l’anthropologie démontre depuis très longtemps qu’il n’existe pas de société sans mythes. Je ne vois pas pourquoi le paléolithique dérogerait à la règle. Dans les sociétés, ce sont les mythes qui régissent l’organisation sociale, la pensée. Le problème c’est que nous n’avons pas d’ethnographie qui accompagne cela : on fouille des poubelles et on regarde des dessins ; c’est très difficile de reconstituer un mythe à partir de ça.« 
Jean-Pierre Brazs nous invite à découvrir ses reconstitutions qui sont autant de reconstructions interprétatives.
« Ne connaît-on pas assez exactement le caractère d’un homme lorsqu’on entend […] qu’il considère toute roche brute comme un témoin du passé, avide de parler, vénérable pour lui dès son enfance… » Friedrich Nietzche in Humain, trop humain.

Cartes des parcours de Salève et de Barjac


Vers le chemin des pierres plantées
Texte et illustrations Jean-Pierre Brazs

Mes « interventions paysagères » passées (depuis 1995) étaient issues d’une expérience physique et visuelle avec un lieu « déjà là », composé du substrat géomorphologique, des présences et des rythmes végétaux et animaux et du « fabriqué avant » par les hommes. Étaient alors convoqués (de façon très braudélienne) des cycles aux amplitudes multiples, depuis les grands cycles géologiques aux cycles nocturnes diurnes, en passant par les cycles historiques ou ceux modeste d’une vie humaine. Me préoccupant aussi d’un « au-delà » du lieu, je cherchai à l’interroger et en quelque sorte à l’élargir, dans le sens où je souhaitai tisser des liens avec des références extérieures au lieu lui-même dans l’espace et le temps.
Dans le prolongement de ces expériences, je me suis intéressé ensuite aux parcours qui peuvent relier des lieux, constituant en quelque sorte des « lieux – réseaux ».
Les cheminements, se construisent comme des récits, il n’est donc pas étonnant de trouver sur les sols ou les parois de modestes « écritures » volontaires ou fortuites. Depuis quelques années je les collecte pour les décomposer ensuite en multiples fragments, persuadé qu’une langue pouvait y être à l’œuvre et qu’il suffirait d’y puiser des syllabes visuelles pour écrire la suite d’un récit ébauché. Me souvenant d’un projet que j’avais anciennement nommé « lieux-dits », j’ai donné à ces récits graphiques le nom de « dits ».
Le « chemin de mégalithes » et les « pierres plantées » existent réellement à proximité de mon nouvel atelier à Barjac dans le Gard, que j’occupe depuis l’été 2019. L’intrigante garrigue encourage à la rêverie et je ne puis m’empêcher de convoquer parfois des paysages imaginaires. En des lieux si particuliers le sol transpirerait des bruits du monde.

*

17 09 18
La randonnée de ce jour au sommet du Mont Salève a été décisive.
Ce massif, géologiquement jurassien, situé en Haute-Savoie, domine la ville de Genève. Il a toujours été abondamment occupé et parcouru, par les hommes comme par les animaux. Il a été dès le IIe siècle après J.-C. le lieu d’une petite métallurgie. Je me suis intéressé à des traces minimes, à des pierres simplement déplacées, à des relations parfois étranges entre l’arbre et la pierre.

18 09 18
En fin d’après-midi, en m’arrêtant à l’un des sommets du mont Salève et en tournant le dos à la vue panoramique sur les massifs des Alpes, j’ai aperçu des allées et venues d’hommes et de femmes transportant des branches de toutes tailles vers les hauteurs du pâturage habité de pierres éparses et d’arbres rabougris.
La tombée du jour est propice à la tenue de feux nouveaux dans les petites enceintes de pierres des foyers anciens dispersés sur le sommet.
Je salue donc les pourvoyeuses des flammes, les vétérans de l’étincelle, les brandonneurs et brandonneuses de toutes saisons.

19 09 18
J’ai engagé un travail d’inventaire des nombreuses traces de foyers récemment utilisés, abandonnés ou en attente de réutilisation.

26 09 18
Mon projet d’intervention avec et sur le mont Salève le constitue à la fois en topos et en oloé (les « espaces élastiques où lire où écrire », d’Anne Savelli) Le lieu choisi n’est pas un thème ou un support, mais il est à l’œuvre, c’est-à-dire qu’il est mis au travail.

28 09 18
Dans les rochers de Faverges, (ancien site d’extraction de minerais de fer et de petite métallurgie ; « Faverges », du latin fabrica : la forge) on peut à la fois se hisser en grimpant et être reliés aux entrailles de la terre. Les foyers sont à proximité des passages et de cavités.
A partir d’un plan topo utilisé par les varappeurs j’ai pu définir cinq zones :
Dans la partie basse du site (donnant sur une prairie) :
La zone des grands rochers gravés / La zone du « grand foyer » / La zone du passage étroit
Dans la partie haute du site : la clairière (dans laquelle se trouvent de nombreux foyers)
Entre ces deux zones : des rochers, dans lesquels on peut circuler et qui parfois forment des grottes

01 10 18

Début d’inventaire des tracés à la peinture bleue sur les rochers de Faverges. Ils indiquent les passages à utiliser pour les amateurs de varappe. Le mot « varappe », créé en 1883, provient du nom d’un des couloirs d’escalade du mont Salève.

varappe n.f.rég.Suisse ESC. GÉOGR. ALP. « couloir rocheux » – In Ga[1970].
Compl.TLF (mêmes réf., ø texte)
1883 – Origine du mot varapper. – On nous demande d’où vient le terme
varapper, appliqué quelquefois dans les récits d’excursions en<montagne.  (…)  Revenons  à  l’origine  du  terme  varapper.  Nous  la trouvons, sous la signature de L. WANNER, dans l’Écho des Alpes (1883,p. 248), organe des Sections romandes du Club Alpin Suisse. Ce nom de Varappe est tiré de certains couloirs du Salève, situés entre la Grande Gorge et le Coin. Ces couloirs qui, à première vue, semblent être inaccessibles, sont parcourus fréquemment par quelques Clubistes genevois qui estiment qu’il faut demander à la montagne autre chose que la marche et que, pour retirer tout le bien des courses alpestres, il faut que tout le corps travaille et non les jambes seulement. Cette manie de rechercher ce qui passe parmi la plupart de nos collègues pour des casse-cou, leur a fait donner le surnom de « Varappeux » età leur bande celui de « Varappe ».

http://www.cnrtl.fr/definition/bhvf/varappe

09 10 18
J’ai poursuivi l’exploration des rochers et découvert de nouvelles inscriptions. Je suis maintenant en mesure d’en faire un inventaire complet. Certaines se trouvent à proximité directe d’un « feu ». D’autres à l’entrée d’un passage ». D’autres encore sont cachées dans des « grottes ».
Des figures humaines ou simiesques sont gravées sur des parois verticales. Des enfants barbouillés du noir des charbons de bois, m’ont prévenu de la présence de « monstres » dans les cavités rocheuses, ajoutant, en courant vers l’entrée de la petite grotte, que rien ne pouvait les effrayer.

05 11 18
Les sommets du mont Salève sont vraiment des territoires nourriciers. J’y ai récolté quelques écritures : signes, traces et quelques étrangetés qui pourront alimenter un travail purement graphique (qui m’occupera cet hiver, alors que le Salève sera couvert de neige)

07.11.18
J’ai retrouvé des notes publiées en 1983 à l’occasion d’un projet consacré aux espaces urbains intitulé « LIEUX DITS » produit par le Centre d’action culturelle de Montbéliard.
(Aujourd’hui je ne formulerai pas  les choses de la même façon)
ERRE : manière d’avancer, de marcher.
ERRER : s’écarter de la vérité, aller de côté et d’autre, au hasard, à l’aventure. IMAGES = ERREUR ?
L’errance c’est de n’avoir pas lieu ?
ERRATA : chose où l’on a erré.
ERRATIQUE : qui n’est pas fixe. Les roches erratiques ont été transportées par les anciens glaciers à une grande distance de leur point d’origine.
ERREUR : acte de l’esprit qui tient pour vrai ce qui est faux et inversement ; jugement, faits psychiques qui en résultent.« Les ténèbres de l’ignorance valent mieux que la fausse lumière de l’erreur » (Rousseau).

12.11.18
Je suis retourné inspecter les rochers de Faverges.
Temps géologique, historique et actuel s’y conjuguent.
J’ai pu collecter différentes roches sidérolithiques. (Les rochers de Faverges sont formés d’une roche blanchâtre, rougeâtre à jaunâtre, constituée uniquement de grains millimétriques de quartz. Cette roche correspond au « grès sidérolithique » : « grès » en raison de l’abondance des grains de quartz et « sidérolithique » à cause de leur teneur en oxydes et hydroxydes fer. L’aspect de cette roche est dit saccharoïde, car sa texture rappelle celle du sucre. Ils se sont déposés, il y a une quarantaine de millions d’années, dans des fissures et des cavités creusées dans un plateau calcaire légèrement bombé, à l’emplacement du futur Salève, alors que le climat était tropical à désertique).

J’ai retrouvé des scories datant des anciennes activités sidérurgiques au Mont Salève. (Entre le Ve et le VIe siècle, et le XIe et le XIIIe siècle selon l’étude en 2017 de J. Sesiano de l’Université de Genève).

J’ai rendu visite à mon « grand foyer ». C’est le plus spectaculaire du Mont Salève. Il utilise une cuvette naturelle dans les rochers, attenante à une sombre anfractuosité. La fumée a noirci la roche ; sur les parois abondent signes gravés et tracés au charbon de bois.
C’est dans cette terrible béance que j’ai découvert une litière soigneusement préparée avec des branches de sapins recouvertes d’une épaisse couche de feuilles mortes. À côté du foyer des branches ont été soigneusement posés contre la paroi rocheuse.
Il me faut donc imaginer une personne (ou un couple) à la tombée du jour, allumant un feu et passant une partie de la nuit (la nuit entière peut-être) dans ce lieu directement ouvert sur les entrailles de la terre.

*

Il m’est arrivé de penser que la « réalité » ne serait qu’un mycélium enfoui et le dessin une façon de gratter le sol des apparences.

Qu’y a-t-il donc sous terre ? Quelque chose qui repose, attend, s’enfonce ou se soulève, ou se déploie, s’accumule, se concrétionne peut-être, ou se désarticule et s’éparpille ? Ce ne serait pas un monde inversé, ni symétrique, ni le germe de ce qui éclot à l’air libre, ni un monde racinaire, ni un chaos informe, ni des restes enfouis, ni notre monde livré à la décomposition ; quelque chose qui renonce ou qui espère, qui à la fois nourrit le dessus et en absorbe la substance.
Partout dans le monde existent des danses en rond. Le pilou kanak, se déroulait en grandes spirales de pieds et de bambou, frappant fortement le sol dans l’obscurité totale de la nuit. On peut imaginer que le bruit était si fort, l’onde transmise à la terre si particulière, que parfois le monde du dessous pouvait répondre, que les danseurs ne pouvaient s’arrêter de frapper le sol qu’à l’épuisement de leurs forces, qu’ils frappaient de plus en plus fort, de peur de ne plus entendre que le bruit de la terre.

Il est différentes manières d’entendre les bruits du monde. Il faut pour cela se trouver à des endroits particuliers et aux moments qui conviennent. Les foyers du mont Salève se répartissent en différents points hauts d’où la vue sur le massif alpin est bien dégagée et à proximité de rochers ouverts sur les entrailles de la terre : ils témoigneraient dans ce cas non pas de la volonté de voir, mais d’entendre. Pourquoi sinon s’obstiner à réalimenter régulièrement certains foyers, et à chaque fois s’assurer que le feu soit bien étouffé en le recouvrant des pierres qu’on avait d’abord organisées en cercle pour le contenir. Pourquoi aussi, sur certains rochers préservant d’étroits passages, de basses galeries et de petites « grottes », graver ou dessiner des visages effrayants (ou effrayés), parfois simplement des yeux, sinon pour signaler que dans ces cavités pourraient résonner des chants, des paroles ou des cris, sonorités anciennes prisonnières des plis de la terre.

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Le « chemin de mégalithes » et les « pierres plantées » existent réellement à proximité de mon nouvel atelier à Barjac dans le Gard.
« Depuis l’office de tourisme de Barjac, prendre la direction Orgnac puis à gauche, rue Salavas … bifurquez à droite Grand-Rue Jean-Moulin qui débouche place de la croix blanche … prendre la rue Chevalier Lavaure … passer devant l’école publique et aller tout droit. Place Dr-Roque, prenez en face la rue Chevalier-Lavaure… prendre à gauche le circuit du PR 23 et le vieux chemin du Mazert … couper la D176. Poursuivez en face, sur un chemin pierreux. … Prendre à gauche la route goudronnée
… De cette portion de route vous apercevez au loin sur la gauche les bâtiments de la propriété de l’artiste Anselm Kiefer ainsi que quelques œuvres… Prenez à gauche à la rencontre de la piste forestière. Au Clos-du-Prince, prenez à droite vers l’Aven d’Orgnac pour déboucher devant le dolmen des Gigantes … suivre les rectangles jaunes, pour parvenir au dolmen de la Devèze… rejoignez l’aven des Cristaux. Prenez à droite pour déboucher aux dolmens de Serre-de Fabre et rejoignez la maison Forestière … »

Au-delà de l’éloquence pratique des topoguides, l’intrigante garrigue encourage à la rêverie et je ne puis m’empêcher d’y convoquer des paysages chimériques. Comme dans les rochers de Faverges, en des lieux si particuliers le sol transpirerait des bruits du monde et les mégalithes seraient gravés de traces imaginaires.

Liens :
http://www.jpbrazs.com/__index_lieuxdits.html
https://www.tk-21.com/TK-21-LaRevue-no90#Perce-voir-un-lieu