Franck Nicole, la banlieue dans les yeux

 

Hommage à Franck Nicole1965 – 2017.

Présentation Laure Shaw

Franck Nicole a vécu 20 ans entre Pantin et Aubervilliers. Sa philosophie était d’essayer d’être à ce qui advient. Il écrivait des « boutures de pensées » sur des cartons de feuille à rouler et peignait des toiles qui l’aidaient à affronter un « extérieur » dont les moindres détails pouvait le toucher. Il était attentif aux modifications de sa banlieue, a répertorié et photographié les usines pendant vingt ans. Ce texte sensible nous emmène pour une balade dans cette banlieue, tant physique qu’historique, visuelle, olfactive et auditive.

Texte de Franck Nicole sur sa banlieue de 2007 à 2011

Cet endroit s’apprête à devenir probable, les plans sont dressés! On ne savait plus où l’on était, depuis plusieurs années. Anciennement, il y avait des champs et un Chemin Vert qui furent balayés par l’arrivée du chemin de fer au dix-neuvième siècle. Ensuite, les Abattoirs de La Villette ont nécessité un quai pour les bestiaux, cet emplacement fut choisi, sûrement parce qu’il était le meilleur. La campagne avait été remplacée par des usines et des habitations. Quelques vagues de désindustrialisation plus tard…
La banlieue a pour destin de se transformer. En se désaffectant progressivement, ce lieu poursuit son histoire, toujours influencée par la capitale, depuis 1860, toute proche. Le périphérique est à 500 mètres, mieux : en se retournant, on peut encore apercevoir Paris, les arbres du Cimetière Parisien, et l’unique rue y menant qui complète l’enclave. La ville lumière a pris ses aises. Aujourd’hui, il faut construire des logements pour accompagner l’explosion de ses loyers.

Ce quai produit une esplanade appréciable et rare. De quoi retrouver un semblant d’horizon parmi le hérissement citadin, avec ses quatre cent mètres de long! Qui sont souvent ponctués par des tas conséquents de ballast, des gravats provenant de la destruction d’une gare, des tuyaux divers, des masses en béton, des aiguillages désaffectés, pléthore de traverses gorgés d’huile ou par du bois de défrichage. Le pavage surélevé a bien souffert, mais là où il n’a pas été bétonné, de grandes flaques persistent après la pluie. Alors la ballade peut se révéler agréable dans une ambiance bucolique industrielle. Cela n’est pas réellement difficile d’accès, même si un mur de plaques de béton a été érigé, quelques-unes d’entre elles sont régulièrement défoncées. Quand la porte en fer n’était pas close certains venaient y promener leur chien, d’autres continuent à s’en servir de raccourci risqué pour le RER et peut-être, les mêmes ne ratent pas la saison des cerises.


Un ruban de jardins ouvriers s’était glissé entre les voies voisines, il en reste trois sur une douzaine aux temps fastes. Les îlots de culture potagère se sont défendus comme ils pouvaient : une longue enceinte hétéroclite de planches, de tôles, de grillages, fixés à des poteaux divers ou appuyées à quelques arbres bien vivants, les protégeait. Au cours d’une promenade, je découvris qu’on avait adjoint à cette palissade huit panneaux provenant d’une ancienne rame de métro. Chacun contenait deux plaques émaillées, une indiquant la classe par un chiffre romain et l’autre, le logo Art nouveau blanc sur fond beige, entremêlant les lettres CMP : Compagnie du chemin de fer Métropolitain de Paris. Après avoir tant voyagé, fait des milliers d’aller-retour, elles se reposaient ici et embellissait encore la clôture par leur beauté reconnue. Quelques semaines plus tard, assez normalement vu leurs valeurs, elles ont disparu comme elles étaient venues. Sans ces brillants, le rempart gardait de son cachet improvisé, avec ces plantes grimpantes qui le recouvraient presque entièrement de vert dès le printemps. En ordre d’importance de leurs emprises, clématites des haies, lierres, ronces à mûres, et liseron se disputaient ses hauteurs.

Il fallait lutter contre les intrusions, les chapardages et les vols dans les cabanes, les dégradations de tous ordres, et la plupart des jardiniers successifs s’acharnait à lui conserver son aspect dissuasif. Pourtant au fur et à mesure, les jardins n’ont plus été réattribués, ce qui a causé leurs pertes, aucunes protections de fortune ne font le poids contre un bulldozer.
Il m’arrivait au petit matin d’aller m’immiscer dans ces petits paradis perdus. Évitant les jardins qui n’étaient plus cultivés, pour ne pas déranger quelqu’un. J’aperçus un balai posé diagonalement contre la porte d’une cabane. Comme je n’avais pas entendu de présence humaine, je le déplaçai délicatement, continuant à tendre l’oreille. L’intérieur me surprit : le soin mis au rangement, la propreté de l’abri était inimaginable. Tout était nickel malgré les portes mal jointes qui faisaient office de plancher, le toit qui ne devait pas être totalement étanche et l’indigence. Deux palettes et un matelas sur lesquels, il avait fait un lit net, une cagette en guise de table de nuit, avec un petit poste de radio à pile posé dessus, une bassine et un miroir pour salle de bain. Ce confort très sommaire se terminait par une penderie en aggloméré qui abritait deux ou trois vestons. Culpabilisant de mon intrusion dans cette résidence principale, je ne m’y attardais pas, je déguerpis de là. Encore émerveillé par l’application mis par cet inconnu à vivre convenablement, malgré son extrême précarité. Une fée du logis n’aurait pas fait mieux et la fenêtre, si elle avait existé, aurait sûrement été agrémentée d’un modeste rideau accueillant. Les autres jardins ont été squattés avec moins d’égards, sans soucis de préservations, occupés en surnombre.
J’avais aussi remarqué posé sur la grande table d’extérieur, un objet Art Nouveau mais je ne l’ai pas emporté, l’habitant du lieu devait s’en servir à broyer le maïs dont je voyais un carré pousser généreusement à quelques mètres. J’étais à peu près persuadé que ce moulin à grain ne ferait pas long feu parmi cet environnement, alors j’aurais dû l’échanger contre un plus moderne.


Je savais d’où il provenait : des cabanes du petit vieux. J’ai imaginé qu’il était âgé car je ne l’ai jamais vu. Il a dû partir en maison de retraite, soyons optimiste, à l’époque où je découvrais l’endroit. Les accès de son ancien domaine avaient été forcés par je ne sais qui et je m’y suis aventuré. Dans une de ses cabanes, un tas d’objets traînaient sur l’établi. Ce petit vieux avait passé une partie de sa vie à récupérer toutes ces choses dans les poubelles et il les stockait ici! Beaucoup étaient cassées, ce qui dénotait un temps où l’on ne jetait pas ce qui était en bon état. Il y avait là une peluche mécanique de chaton ; des attaches de bijoux Troisième Empire; un miroir gravé du dix-huitième siècle avec un oreillon brisé; une balance Art Nouveau à trois pieds dont celui de derrière a été cassé puis réparé avec un bout de tôle replié sur lui-même et soudé, ce qui lui permet de tenir debout; des figurines fabriquées dans les premiers plastiques…etc. Pas un trésor mais de quoi rendre joyeux bon nombre d’amateurs de brocante. Trônant au milieu de ce jardin, il y a un grand arbre, dont je me suis longtemps demandé de quelle essence il pouvait être, avant de m’apercevoir que c’est un cerisier d’une taille que je n’avais jamais vu.


Des oiseaux, il y en a en pagaille. Et ils parsèment les journées de leurs mélodies. En plus du patrimoine sylvestre autour du quai, à quelques battements d’ailes, il y a 8000 arbres de plus de 35 essences différentes où il a été recensé 69 espèces d’oiseaux. Alors, je les entends souvent chanter. Solo, duo, à l’unisson ou chorale mêlant différentes espèces. Les ouïes fines et attentives pouvaient même saisir le bourdonnement du vol des abeilles, le petit vieux avait une quinzaine de ruches qui par la suite, ont été entretenus par d’autres jardiniers. Puis récemment, elles ont été dérobées mystérieusement. Pendant cette période, on entendait même un poulailler avec son coq claironnant au petit matin, on se serait cru à la campagne! S’il n’y avait eu les bruits de la ville et des activités ferroviaires pour parachever le patchwork auditif.
Au niveau des odeurs, c’est tout aussi disparate. Quelques fois, cela sent le barbecue. Des jardiniers aux ustensiles conventionnels, des ouvriers qui se font un midi de gala avec un demi-bidon coupé dans le sens de la longueur ou un feu à même le quai. Plus généralement, les parfums des plantes rivalisent avec ceux de l’acier et de la graisse. Le plus étrange était les effluves de rouge-à-lèvres qui venaient jusque-là, certains jours. Les Laboratoires Bourjois dont on aperçoit du quai l’horloge, les étages supérieurs et la cheminée produisaient cette odeur puissante, qui faisait penser à quelques géantes coquettes promenant là leurs bouches immenses.
Des générations de jardiniers, leurs familles, leurs amis ont passé là des journées à priori merveilleuses. Parmi les Chèvrefeuilles, les lilas blancs et mauves, les pruniers, les poiriers, les framboisiers, les ceps de vigne, les rosiers, les iris, les lauriers qui sont devenus hauts comme des arbres.
Et après le repas, l’on buvait le café du thermos ou celui du camping gaz, à l’ombre d’un arbre, d’un parasol ou d’une treille, dans des tasses qui le soir venu regagnaient la petite étagère du cabanon. Chacun avait son potager, quelques rangs de légumes et des plantes aromatiques : du thym, de la sauge, de la menthe, de la ciboulette pour agrémenter les repas. L’évolution a fait qu’un des jardins est devenu un terrain de basket, ce qui n’était pas si ennuyeux comparé à un autre qui a été rendu insalubre. Ses occupants ne prenaient pas le soin d’amener leurs déchets jusqu’à la rue où ils auraient été emportés par les services compétents. Ce jardin était pourvu de toilettes, le trou et la planche percée suffisaient pour un passage épisodique mais ces WC furent vite saturés par la fréquentation quotidienne de plusieurs personnes. Ces deux phénomènes aboutirent à la prolifération de rats, à des odeurs détestables et inquiétantes. Insalubrité qui imposa de raser les jardins.


Vu d’hélicoptère, on aurait pu mieux saisir que cet ensemble de jardins constituait comme un fort, avec son enceinte composite et des barrières moins hautes entre les différentes parcelles, qui chacune contenait une ou plusieurs cabanes, des récupérateurs d’eau de pluies et différents aménagements. C’était une architecture improvisée sans décisions venues d’en haut, sans expertise professionnelle, ayant évolué selon les possibilités et les ressources de chaque occupant. Le quai date de 1890, les jardins étaient sûrement plus récents, pourtant certains végétaux avaient une taille conséquente, la palissade comportaient des planches blanchis jusqu’à la moelle par le soleil et des plaques d’acier étaient rouillées à s’en évanouir en poussière. Cette barricade s’érigeait de traverses de chemin de fer fichées en terre, de tôles ondulées illustrant la gamme de matériaux possibles pour ce profil, de contreplaqués, de sommiers, de caisses démembrées, de canisses peu durables aux attaques humides et de dos de clapiers à lapins que je n’ai jamais vu investis. Les parties les plus anciennes recouvertes par l’entrelacs dense des lianes de clématite vigne-blanche, surplombées par les cerisiers, les sureaux ou les lilas. Cet écran élevé à la manière des paysans qui construisaient leur maison avec les pierres ôtées de leur champ.
Plusieurs jardins avaient deux portes, la plus évidente solidement close et l’autre plus discrète mais plus aisée à ouvrir, et il y eut le transfert de certaines portes car les anciennes avaient été bloqués par la construction d’un petit quai en béton, je ne sais pour quelle raison. Les cabanes étaient faites main, fabriquées et retapées par les générations de jardiniers qui s’y sont succédé. Souvent, de bonnes conceptions et bien charpentées, parfois plus modernes, comme celle constituée de pans laissant passer la lumière par ses hublots oblongs.


Des bidons et des barils de tous bords destinés à recevoir et à stocker l’eau de pluie, un réservoir en plastique si imposant avec son châssis tubulaire qu’il avait dû falloir une grue pour le déposer. Étrangement, il n’y avait pas d’accès à l’eau courante dans ces jardins, malgré la proximité du puissant système de nettoyage du quai.
On aurait pu les appeler des bidonjardins, architecture de la récupération, du glanage, de la débrouillardise. Et l’on voyait souvent des choses reléguées sur le quai réapparaître au sein des jardins, y trouvant là de nouvelles utilités, non sans ingéniosité. Il y avait aussi les nids dans les arbres pour une ingénierie encore plus naturelle. La gent ailée ne manquait pas de point d’ancrage sur les noisetiers, les cognassiers, les pêchers, ainsi que sur les autres arbres déjà cités. Je me demande encore si certaines plantes auraient été ramenées d’Alsace ou si elles proviendraient de l’activité fruitière et des vignes qui poussaient ici avant l’industrialisation. J’évoquais l’hélicoptère parce qu’ils survolent souvent cette zone, ils s’orientent avec le périphérique et avec le canal de l’Ourcq, alliant ainsi les fleuves de bateaux et d’automobiles.
Le bulldozer ayant dévasté les jardins squattés, cela ressemblait à un paysage pilonné de 14-18. Je suis revenu y faire un tour au cas où le petit bonheur la chance fasse affleurer du chaos le moulin à grain mais c’est encore une plaque émaillée qui émergea de la terre, où elle avait dû passer longtemps à séparer deux parties de culture. Les bords et une partie manquante rongés par la rouille n’empêchaient pas de voir une flèche blanche sur fond bleu, l’inscription : Octroi, et en dessous : Bureau des sorties. Ce panneau directionnel avait dû être sauvé pendant la destruction de la barrière d’Octroi de Pantin ou de La Villette. Qui a dû s’effectuer pendant ou après la seconde guerre mondiale, puisque l’Octroi a été supprimé par Pétain.
Au long de la voie ferrée qui aboutit à la Gare de l’Est, il existe d’autres jardins similaires, à Bobigny ou plus loin, mais je leur trouve moins de charme. Peut-être parce qu’ils sont plus récent et que l’on ne peut pas y voir l’évolution de la société au cours de ces 80 dernières années : des outils entre artisanat et industrie aux mobiliers thermoformés actuels.
Dans un des jardins épargnés, le jardinier avait enfilé un bidon de produit ménager sur un poteau. Il avait écrit dessus que le site était cultivé par un retraité de la SNCF et qu’il ne fallait donc pas l’éventrer. Je ne suis pas sûr que cela aurait été suffisant si la décision avait été prise de l’offrir à la gueule du bulldozer. Ce qui a été éxécuté depuis…


J’ai compris que la grande remise à niveau d’ensemble approchait quand la plaque commémorative a été enchâssée dans un petit monument. C’est son déplacement qui m’a mis la puce à l’oreille des bouleversements à venir. Elle était au pied du pylône métallique supportant l’éclairage, entre les deux voies. La stèle est maintenant en bord du chemin par lequel les bêtes partaient vers l’abattoir, ce qui permet de détruire le quai sans infamie apparente contre la mémoire.
Un événement réellement dramatique s’est déroulé ici : en 44, c’est de ce quai qu’est parti le dernier, et quelques autres avant composées principalement de femmes, convoi de déportés politiques vers les camps de concentration de Buchenwald et Ravensbrück. La scène a été reconstituée dans le film « Paris brûle-t-il » mais on ne voit que furtivement l’endroit peut-être parce que des bâtiments d’après-guerre entraient dans les plans larges ou parce que ce n’était pas le sujet. Orson wells a posé le pied sur ce quai, peut-être est-ce suffisant ? Un soir qu’il était resté un train de wagons à bestiaux, je suis monté dans l’un deux pour essayer de ressentir l’effet que cela faisait d’être enfermé là-dedans : alors que je fermais la porte coulissante, je sentis mon esprit et mon corps se recroqueviller d’effroi. Par symétrie, je me suis aussi imaginé à l’extérieur, armé d’une mitraillette, aboyant des ordres et envoyant ces pauvres gens vers l’horreur.
De nos jours plus cléments, ce quai surélevé s’entoure de terrains vagues et de friches, de voies de garage, d’aiguillages, et à chacune de ses extrémités, se continue par une route pavée plus ou moins bien entretenue. J’imagine que l’une étant celle empruntée par les bêtes et l’autre, par les chariots de fumier.
Sur et autour du quai, poussent coquelicot, pissenlit, millepertuis, ortie, douce-amère et beaucoup de plantes dont je ne connais pas le nom. Adventices dit-on maintenant, même si là, elles sont à leur place. À l’ombre, j’apprécie les Balsamines de l’Himalaya, fleurs qui jouent à l’orchidée, en plus petites, peut-être à cause du voyage. Au bord des voies ferrées, beaucoup de buddleias prennent de l’ampleur, ce qui a l’inconvénient de nuire à l’ormaie rudérale de nos contrées, même si j’ai cru reconnaître dans le périmètre deux ou trois exemplaires d’ormes débutants.
Du côté du fumier, une voie ferrée dévie un peu en disparaissant sous la végétation. D’abord conquise par des églantiers, puis colonisée par la Clématite des haies, elle menait jusqu’à la Société Parisienne des Sciures, partie depuis la fin des années quatre-vingt de cette usine en brique polychrome beige et rouge qui évoque modestement un château médiéval avec son faux chemin de ronde qui serpente sur la façade. Je l’ai visitée quelques mois après leur départ, il y avait encore le vieux fauteuil en cuir du patron. Et dans la salle principale, à intervalle régulier émergeaient du plafond des toboggans qui finissaient leurs vrilles à un mètre cinquante du sol. Il ne restait que cela et l’atmosphère y était déjà fantomatique. Des membres de LO, y firent une fête aux sons des autoradios de voitures qu’ils avaient fait entrer.
Par la suite, presque toutes les verrières aux armatures de fer ont été muselées par des plaques en aluminium et les murs aveugles ont été isolés par de la tôle blanche, lorsque c’est devenu un entrepôt de vêtements. Qui a déménagé aussi depuis mais qui a laissé ces installations, dont le mur en parpaing tout au long du quai de déchargement, complétant le sarcophage.
Elle est sûrement trop banale, trop bouleversée pour être sauvée ou seulement au mauvais endroit, pourtant elle épouse parfaitement la forme de la rue, ce qui vu du quai aux bestiaux lui donne l’allure d’une péniche courbée comme virant à vitesse exagérée. Des voisins sont intervenus auprès des décideur qui ont accepté d’en garder la façade, à l’intérieur, on y fait des logements et des lofts. Dans les environs, l’usine de filature Cartier-Bresson et l’usine Félix Potin qui devaient être autrement plus belles et intéressantes ont bien été rasées. Personne n’a même eu l’idée de les photographier avant leur destruction. Il n’y a pas eu d’Atget de l’industrie!
Une autre voie ferrée amène au bâtiment de la Sernam, une immense boîte allongée orange avec son nom marqué dessus ; des camions vont et viennent encore mais je ne crois pas qu’il soit encore desservi par les trains de marchandises, ce qui était le cas il y a quelques années. Le premier étage accueille une dizaine d’ateliers d’artistes. Ils ont devant leurs fenêtres une terrasse en gravier qui offre une vue panoramique sur Pantin-Local, c’est le nom officiel du lieu. Mais si ces artistes voulaient accéder au quai, ils devraient faire un détour d’un kilomètre à peu près, une grille d’une hauteur efficace les sépare de ce qu’ils ont sous les yeux.
La route pavée qui permettait peut-être d’évacuer le lisier, part en direction des Quatre-Chemins ; avant de rejoindre l’espace public, elle est barrée par un grand portail à deux battants. Il a été si souvent forcé que la SNCF en a construit un nouveau, plus éloigné de la rue. Pourtant ce duo ne pouvait résister à des véhicules béliers. Depuis que les roms ont dressé un camp à l’intérieur du site, il a été posé d’énormes tubes ou deux gros blocs de béton, empêchant l’ouverture du premier portail réparé.

Celui qui habitait la cabane proprette, je l’ai aperçu par la suite, semblait avoir des horaires réguliers et empruntait un passage plus discret pour aller et venir, juste un barreau n’étant plus en place dans la grille qui surplombe le muret. Ce barreau a été ressoudé, récemment il a encore disparu. Puis, il a été encore remis agrémenté de fils barbelés.
Les roms ne sont restés que quelques semaines. Ils se sont installés et ont construit des cabanes avec tout ce qu’ils ont pu trouver aux alentours, en particulier parmi le fatras remué par le bulldozer. Et je crois qu’ils ont réussi à s’en faire au moins sept ou huit baraques, c’est dire qu’il y avait de quoi faire. Ensuite, ils ont été expulsés et sont allés s’installer plus loin le long des voies ferrées, vers l’est.
Leurs constructions ont été elles-aussi rasées, puis les débris ont été évacuées et l’endroit nettoyé. Mieux qu’auparavant, les détritus habituels dans les terrains vagues ont disparu et des troncs d’arbres, dont on ne pouvait pas faire le tour avec les bras, qui poursuivaient tranquillement leurs décompositions près du chemin pavés se sont aussi envolé.
Des artisans venaient déposer leurs rebuts, des fils et des composants électroniques, plus banalement du carrelage et des gravats, des paquets de journaux gratuits non distribués. Quelque fois, des imprévoyants y déposaient des bébés chats. Certains ont survécu mais inutile d’essayer de les approcher.
Les tags sont restés, pas très aboutis sûrement à cause du manque de passages de regards, je suppose qu’il faut bien des murs pour débuter ou s’entraîner à cet art. Devant la SPS, il y avait une cabane de clochards à l’ancienne, des alluvions de rivière ont été déposés à son emplacement, ce qui a recouvert les rails jusqu’à hauteur du quai, difficile à deviner maintenant. Il avait déjà perdu ces deux auvents disparates : tordus, ils paraissaient organiques comme des ailes asymétriques, la sécurité a eu raison d’eux au détriment de leur beauté. Peut-être que ce sable et ces galets vont faire apparaître de nouvelles plantes.
Des voies sont de garages, d’autres amènent à la Gare de marchandises. Là, il y a pas mal de bâtiment dont j’ignore tout. Et ce qu’il me semble être un atelier, muni d’une alarme puissante et stridente, qui sonnait régulièrement mais peu de temps, ouvrir et fermer une porte peut-être. Plus personne n’y travaille car elle sonne rarement maintenant mais pendant des jours et des nuits.


On ne saura plus jamais pourquoi telle dalle de béton a été coulé à côté de ce butoir de fin de voie. Des jeunes pendant un été, s’y étaient installés un salon en plein air sous un bosquet de Buddleia qui servait de parasol. Quatre sièges de voiture, qu’ils n’avaient pas été cherchés loin, posés par terre ; ils venaient y discuter et plus si affinités! L’idée de ce salon aux quatre vents leur est peut-être venue après avoir profité du confort des bus retirés du service et stockés sur le quai aux bestiaux à la queue leu leu durant plusieurs semaines. L’un des Saviem a brûlé, impliquant un brasier impressionnant, alors ils ont été emmenés plus loin de la ville et de ses risques.
Mais on sait pourquoi la Mairie de Pantin, dont l’on aperçoit l’arrière du toit et le clocheton, a été paradoxalement construite en pleine zone industrielle. À cause des velléités d’indépendance des Quatre-Chemins, surnommés à l’époque La Petite Prusse, parce que la première vague d’immigration y fut alsacienne. Ce quartier centré autour de son carrefour commerçant à cheval entre Pantin et Aubervilliers s’était considérablement développé au long du dix-neuvième siècle par l’installation massive d’usines et d’ouvriers allant avec. Ces habitants étaient délaissés, tout aussi que séparés des deux centres villes par la distance, et dans le cas de Pantin par la voie de chemin de fer de l’Est et par le canal de l’Ourcq. Le paternalisme et la richesse de la famille Cartier-Bresson, dont l’usine de filature prospérait sur ce territoire donnait du poids à la revendication. Les deux frères avaient déjà édifié plusieurs écoles pour pallier aux manquements des municipalités juridiquement concernées. S’ensuivront un asile, une crèche, et surtout une église, qui nécessitait le statut de paroisse. La constitution en Commune aurait dû être l’étape suivante, mais la paroisse fut supprimée par l’État. Néanmoins des efforts furent consentis et la nouvelle Mairie de Pantin a été construite de ce côté du canal, presque proche du carrefour qui n’aura jamais son indépendance. Parmi les nombreux reproches que faisaient les habitants des Quatre-Chemins, relevons le problème posé par les déjections de chevaux qui assuraient les transports parisiens. Ces boues étaient déposées à proximité des habitations en attendant le temps de l’épandage dans les champs. Et peut-être venaient se mêler à ce jus, le fumier provenant du Quai aux bestiaux. Le quartier, dont il dépend géographiquement a connu une croissance exceptionnelle, sa population est passée en dix ans de 0 à 14000 habitants à la suite de deux événements. Le brusque accroissement du territoire de Paris au premier Janvier 1860. En effet, Paris s’est rapproché tel un tigre bondissant de tous côtés jusqu’à ses portes actuelles, qui autrefois signifiaient le paiement de l’octroi. Les industries, frappées par les droits d’entrée sur les matières premières, n’ont pas tardé à comprendre l’avantage d’un établissement à l’extérieur de la Capitale.
Ces terrains agricoles à peu près vides et plats au nord de Paris ont été une aubaine pour ces usines gourmandes en espace. Et l’on vit s’établir aux Quatre-Chemins une raffinerie, des verreries, des filatures de coton, des chocolateries, des fabriques d’allumettes, des fonderies… etc. Second bouleversement : on décida d’implanter une gigantesque boucherie en gros à deux pas, juste à l’intérieur des fortifications. Ce fut d’abord le souhait de la Ville de Paris de transférer le marché de Poissy et de Sceaux intra-muros. Et ensuite d’aménager ce qui remplacerait cinq grands abattoirs et d’autres plus petits. Ah! L’ennemi pouvait venir, on ne manquerait pas de viandes!
L’ouverture des Abattoirs de la Villette eut lieu en 1865 et de nouvelles industries vinrent se grouper aux Quatre-Chemins, des fonderies de suif, des tanneries, des fabriques de cuirs vernis, des savonneries, des parfumeries et des stéarineries… etc. Par contre, les prussiens en 1870 n’ont pas été très fair-play. Le Général Trochu l’a raconté : tout ou presque était prêt pour défendre Paris. Les fortifications étaient en place et bien armées, les bastions avancés qui entouraient Paris étaient eux aussi parés. Ces forts et ces redoutes disséminés en moyenne banlieue, si elles étaient dépassées par l’ennemi, il serait pris à revers. Sous le feu croisé,il ne demanderait pas son reste, c’était un plan imparable. Mais l’improbable se produisit comme le résume cette phrase dépitée du Général Trochu :« Ils n’ont pas attaqué ». En effet, les Prussiens se sont contentés d’encercler Paris au-delà des forts, de solidifier leurs positions et de couper les voies d’accès à la capitale ensuite ils ont attendu que Paris affamé se donne comme un fruit mûr. À quoi sert d’avoir les plus grands abattoirs d’Europe s’ils ne sont plus approvisionnés en quadrupèdes comestibles! Ils ont dû bien se reposer, les chevillards. De belles vacances d’automne et d’hiver qu’ils ont eues, le ventre vide. N’en déplaise aux Communards, la seule alternative aurait été que la France disposât d’une armée capable de vaincre celle de la Prusse au cours d’une véritable bataille rangée. Le reste n’était que peine perdue. On avait trouvé malin de brouiller les cartes en nommant les forts du nom de la commune voisine. Ce qui ne facilite pas aujourd’hui la vie de certains banlieusards et rend les délimitations géographiques de ces villes aberrantes. Les Prussiens étaient évidemment renseignés du subterfuge, ils savaient même où était le point faible de la défense parisienne, ils ont juste attaqué ce maillon défaillant pour ensuite y installer des canons puissants et ainsi augmenter la pression sur le moral des parisiens. Elle n’aurait pas pu faire ce qu’on attendait d’elle, cette Prusse! Enfin, ce fut l’occasion de faire une révolution de plus. La France avait longtemps tergiversé pour savoir s’il fallait se préparer contre un siège court ou long, ce qui eut pour résultat d’importantes incohérences défensives.Comme la présence des Abattoirs de La Villette à l’abri des fortifications, où ils étaient de plus en plus à l’étroit.
Logiquement, une voie de chemin de fer arrivait directement dans l’enceinte du Marché, à la gare Paris-Bestiaux. Les bêtes n’avaient alors que quelques mètres à faire pour aller se désaltérer, se reposer du voyage et être préparées pour la vente. Mais les trains y accédaient difficilement et on déchargeait bientôt certains troupeaux sur un quai déjà existant rue du Débarcadère à Pantin. Avant que ne soit construit notre quai aux bestiaux dernier cri, s’étiolant depuis quelques années.
Je ne doute pas que son emplacement près de la gare de marchandises de Pantin était le plus adéquat, correctement connecté au réseau ferroviaire dégagé de l’étreinte des fortifications, permettant ainsi de recevoir des bêtes de quasiment toute la France, sans souci de saturation des voies ou de manœuvres inutiles.
Raisonnablement, on fit le choix de ne pas l’engoncer, même si cela signifiait son éloignement des lieux de stabulation. Signe d’une époque où les rues de banlieue étaient plus libres. Et j’imagine que les employés de l’octroi ont dû être sacrément satisfaits de ne plus avoir à contrôler autant de wagons empuantis. La Villette était un endroit clos dont les charrettes ne pouvaient sortir qu’après avoir été pesées mais l’entrée de trains entiers dans Paris devait être une tentation alléchante pour les fraudeurs à l’octroi, qui étaient nombreux et actifs, à ce qu’on disait.
Si les troupeaux revenaient, les bêtes pourraient encore débarquer sur le quai malgré l’encombrement provoqué par les pyramides de graviers, puis elles emprunteraient la route en pente vers la fin de la rue Cartier-Bresson. C’est en arrivant sur l’avenue qu’elles seraient surprises par les phares des voitures circulant sur la deux fois deux voies usités à tout heures. Et apeurées, affolées elles ne manqueraient pas de meugler, bêler, grogner selon la nature du troupeau. Qui s’éparpillerait sûrement en tous sens, alors je souhaite bien du courage au bouvier d’antan et à ses chiens. On ferait peut-être appel aux pompiers dont la caserne est implantée là. Je ne suis pas sûr qu’ils suffiraient à ramener un peu d’ordre entre les insectes à moteur et les quadrupèdes.


Les trains de bestiaux arrivaient en général au petit matin, les bêtes faisaient le périple jusqu’au Marché dans la foulée mais la nuit n’existe plus vraiment ici et cette route n’est plus jamais complètement désertée par les automobiles. Il ne manquerait plus que leur train ait du retard jusqu’aux heures de migrations matinales. Pour une évocation comme celle-ci, il faudrait un dimanche matin d’été ensoleillé, sécuriser le parcours avec des barrières métalliques, prévenir les riverains et les automobilistes, encadrer tout cela avec des forces de l’ordre conséquentes. Je peux faire le guide, mais pas le bouvier.
« Je vous rappelle les consignes car vous risquez d’attirer l’attention, votre présence est plutôt incongrue par nos rues. Des enfants et des adultes peuvent vouloir vous caresser ou vous nourrir, mais ne sortez surtout pas du parcours qui vous a été réservé. N’oubliez pas que ce parcours est très dangereux.
« Ceci dit, j’ai l’honneur de vous présenter le quai où sont arrivés tant de vos ancêtres! Remarquez comme il vous a été facile de descendre ou devrais-je dire sortir de ce train, puisqu’il est de pleine-patte avec les wagons à bestiaux qui vous ont amenés. Une fois que vous aurez admiré le panorama, suivez-moi vers la Porte de Pantin, du côté des bêtes. Vous noterez sur votre gauche cet entrepôt construit en parpaing et qui annonce en façade être la Sefec, emballages industriels, sans que l’on ne sache si c’est encore son activité actuelle. Après avoir dépassé la grille, vous jetterez un coup d’œil dans la rue pour admirer cette rangée d’arbres : ailantes ou robiniers ou acacias qui prospèrent entre et au-dessus de murs séparés d’à peine un mètre, l‘occasion d’une petite pensée pour vos cousins végétaux qui sont souvent eux-aussi soumis à rudes épreuves par les humains. Mais nous, nous allons prendre à droite et encore tout de suite à droite pour nous engouffrer sous le pont ferroviaire sur lequel vous êtes passé tout à l’heure. Je vous conseille de presser le pas, non pas en raison de doutes quant à la solidité de ce pont qui va de la voûte rivetée à la récente structure d’acier posée sur ses soutiens, mais à cause du fracas provoqué par le passage d’un RER ou d’un TGV.


« De plus, il est préférable pour notre réputation que l’on ne puisse pas dire que même le train nous est passé dessus. Par un autre souci de pudeur, je ne m’étendrai pas à propos des anciennes activités de l’usine Bourjois, dont vous voyez l’extrémité sur votre gauche, puisque les sous-produits de vos corps y étaient convertis en maquillages. Si baumes et fards vous étaient dus, cette entreprise a aussi produit un parfum à succès international : « Soir de Paris », dans lequel vous n’entriez pas dans la composition, je pense. D’ailleurs la bâtisse de style néoclassique a été engloutie par les différents agrandissements, les surélévations et l’enduisage de ses façades. Un des projets serait d’en faire un musée où l’on évoquera peut-être la participation de vos ancêtres. Vous préféreriez aller gambader dans le bel espace vert sur votre droite, malheureusement ces pelouses sont inaccessibles aux quidams, mais je vous rassure, vous aurez bientôt du gazon à ne plus savoir qu’en brouter. Ce parc entoure l’Usine des Eaux, construite en 1935, qui sert au pompage et au traitement des eaux. Son parement de brique orange rappelle en général une architecture hollandaise, moi, j’y vois un sanctuaire japonais du vingtième siècle. Son style simple, symétrique et dépouillé, ses ouvertures en bandeaux continus, ses encadrements en grès émaillées, le quadrillage serré aux fenêtres les faisant passer pour aveugles donnent le sentiment que l’on garde là quelque chose de sacré, au milieu d’un terrain arboré de 12000 mètres carrés. Cette manne aquatique planquée à plusieurs centaines de mètres de profondeur compense peut-être le peu reluisant de ce qui émerge du sol. Vous marchez sans vous en apercevoir sur deux nappes de très bonne qualité, en particulier celle de l’Albien encore exploitée.
Plus loin, la piscine construite par le même architecte et dans le même style. Quelques fantaisies la rendent moins sobre, comme ses hublots qui rappellent la fonction du bâtiment. L’entrepôt de métal que nous avons laissé sur notre gauche, je n’en parlerais pas car il a le tort d’avoir remplacé l’usine Félix Potin, de manière impardonnable. Et là nous passons entre le chantier de la cité régionale du développement durable et des écoles du temps jadis où l’on séparait les enfants par leur sexe. Comme on le faisait avec les bêtes quand elles arrivaient au marché. Sur votre droite : la Mairie qui copie les mairies d’arrondissement de Paris, vous pouvez constater que l’on n’a pas lésiné sur l’ornementation, un peu déplacé par ci.
En face, le verre des services administratifs de la Mairie qui a remplacé, il me semble une guinguette. Ce quartier était fourni en bals, estaminets ou cafés-charbons, puisque nous sommes encore situés à l’extérieur de l’Octroi.
Je vous prie de rester attentif et groupé parce qu’il va nous falloir traverser l’avenue pour emprunter le pont qui enjambe le canal. Cela paraît idiot de ne pas suivre ce canal puisque nous devrons le retraverser un peu plus loin mais comme ne suis pas sûr que vous pouviez passer par là, nous allons faire le tour par la Porte de Pantin.
Regardez plutôt sur la gauche, le Centre National de la Danse, ce bâtiment de béton brut pas très engageant regroupait, à la méthode soviétique, toutes les missions régaliennes : Justice, Police, État Civil, et j’en oublie. Les balcons dessinent des totems d’inspiration aztèque, mais il nous fait plutôt voyager vers l’Allemagne de l’Est ou la Roumanie. L’idée d’y avoir installé la danse parait capable de l’animer et de l’humaniser. Je ne suis pas sûr que vous soyez bien placés pour comprendre ce mot.
« Dans le même registre, nous passons entre deux grands concessionnaires automobiles qui n’ont pas grand intérêt quand on n’a pas le permis. Oublions aussi ce restaurant de grillades, mais vous pouvez admirer le nouveau tramway : c’est la spécialité de la région : le déplacement et le stockage de gens et de produits destinés à l’approvisionnement de la capitale.
« En suivant le tramway, nous allons sur la Route des Petits Ponts, auparavant tout le chemin que nous venons de faire portait cette appellation . c’est devenu l’avenue du Général Leclerc, parce ce que sa célèbre deuxième DB y est passée pour aller bouter les allemands hors de France, après avoir libéré Paris.
« Ce bâtiment avec son toit parsemé d’ailettes est un gymnase qui a aussi servi de salle de concert, activités humaines incompréhensibles pour vous. Et derrière ces HLM, la société Hermès, qui a fait sa fortune en vous tannant le cuir, agrandit ces bureaux. Avec Chanel qui a construit un bâtiment plus loin sur le canal, cela va peut-être devenir un haut lieu du luxe. Alors qu’il y a peu, c’était pauvre et désolé. Enfin, nous arrivons à la Porte de Pantin, c’est un rond-point impressionnant et il y a des voitures provenant de partout, alors je vous conseille la plus grande prudence, de ne pas traîner. Ce n’est plus dans la zone non ædificandi.
« À notre droite la Cité de la Musique, et à gauche une église moderne, entre les deux se situait l’Octroi. Ayons une petite pensée pour ses employés qui devaient âprement lutter contre le sommeil avec tous ces moutons à compter.
« Voici la splendide Fontaine aux Lions de Nubie, où des millions de vos ancêtres se sont abreuvés, sans être mangés par aucuns lions. Depuis que cet endroit est devenu un parc, beaucoup de gens s’y donnent rendez-vous.
Pendant que les bêtes se désaltèrent, je pense que plus rien n’évoque la présence d’un abattoir. Des bâtiments ont été conservés mais désaffectés de leurs activités originelles, ils n’en montrent plus la mémoire. Difficile d’imaginer que tant de quadrupèdes ont été tués ici pendant à peu près cent ans. À quoi servirait se souvenir de ce passé carnassier sur un site maintenant dévoué aux loisirs? . De la boucherie aux divertissements, le changement a été radical. Et c’est pas plus mal! Une fois l’eau bue, la plupart des bêtes sont allées brouter ce gazon dont je me demande s’il est bon pour leur santé, en les regardant s’ébrouer parmi la population, je doute qu’elles fassent preuve de recueillement. Mais les pourboires seront formidables pour cette mini transhumance! Les cochons semblent décidés à m’écouter, je reprends la parole.
« À l’arrivée des troupeaux, on prenait soin des animaux, ils disposaient de différentes étables. On soignait les bêtes malades, peut-être par philanthropie ou par tendresse mais aussi pour que les ventes se fassent aux meilleurs prix. Les bovins étaient réunis dans la grande halle qui existe encore, les moutons dans celle plus petite qu’il y avait à droite et les cochons dans celle de gauche. Les acheteurs potentiels venaient y faire leur choix.
« L’architecte a conçu ces bâtiments comme une œuvre d’art au lieu d’en faire une machine industrielle efficace, il nous donne aujourd’hui une grande halle majestueuse qui accueille un centre d’expositions et de manifestations culturelles. En la longeant, nous éprouvons les dimensions de l’édifice et pouvons envisager quelles activités se déployaient dans ce périmètre du temps où elle était visitée par une multitude de bœufs. Quand la librairie n’existait pas.
« Nous arrivons au canal qui autrefois supportait là deux ponts pour favoriser votre passage. Nous allons le traverser pour la dernière fois, pour vous c’est une expression autant que c’était effectif pour vos ancêtres. Comme un Styx qu’ils ne traversaient pas en barque. N’ayez pas peur! De nos jours, ce sont les végétariens qui ont pris le pouvoir ici, même si les restaurants servent encore quelques viandes. Regardez là-bas : les Grands Moulins de Pantin ne sont plus en service, ils ont été réhabilités par une banque. La farine et la viande, c’est fini. L’imposante blanchisserie qui nettoyait les linges tachés par vos prédécesseurs malchanceux a été détruite récemment. Il n’y a plus d’équarrisseurs, plus de chevillards, et plus d’échaudoirs, plus d’ouvriers sanguins, plus de tueurs, plus de boyaudiers, plus de tripiers, et plus de charcutiers. Que du jus de cerveau.
« Je vous présente la Cité des sciences et de l’industrie! La fin du parcours pour les condamnés d’alors. Est-ce à cause de la profondeur des égouts des anciens abattoirs que cet édifice est encaissé?Moche ? Non, c’est juste que la structure en béton est celle d’un nouvel abbatoir, non rentable et que gausche de Miterrand arrivée au pouvoir n’a pas voulu détruire, ou n’a pas pu ! Il n’y a personne parmi ceux qui travaillent ou qui fréquentent ces étages inférieurs à songer qu’ils évoluent là où était des égouts exceptionnels. Par contre, les douves qui l’entourent sont seulement esthétiques, en principe car la vase embourbe les bassins et mélangée aux papiers divers et aux pièces jetées par les touristes, ce n’est pas très folichon. Les passerelles sont amusantes et la grosse boule réfléchissante aussi. Allez, rentrons au bercail !
« Pour respecter l’esprit de ce pèlerinage, nous devrions utiliser la télé-transportation mais comme cela n’a pas encore été inventé, nous allons simplement nous envoler pour aller rejoindre le train de votre retour. Vous pourrez ainsi voir ce territoire que le sacrifice de vos parents a contribué à forger. Leurs richesses n’étaient pas piquées des hannetons ! On ne gâchait rien : les peaux, les soies, le sang, le suif, les graisses, les carcasses. Tout servait !
Il n’y a pas de plaque commémorative sur le quai pour les bêtes abattus à La Villette. Ce serait ridicule ou insultant à côté de celle qui existe. J’avoue que dans d’autres circonstances, mais ici, on risquerait l’analogie déplacée.
On peut considérer que ce quai disparaissait symboliquement ces jours-là, il était né par l’industrialisation à grande échelle de l’abattage animal, il a été déshonoré en participant comme un petit maillon à l’industrialisation de l’assassinat., à la réduction de l’humain à moins qu’un animal, moins qu’un bout de ferraille, à une scorie encombrante. Et ce site agonisa : dès 1950, La Villette fut déclarée vétuste et sa reconstruction décidée dans la foulée. On voulut reconstruire les abattoirs à la même place, ce qui était inepte puisque l’argument qui, depuis toujours, faisait que l’on ne voulait pas trop éloigner le lieu d’abattage des consommateurs était tombé avec l’invention des camions frigorifiques. Les anciens abattoirs périclitèrent et la non-rentabilité des nouveaux provoquèrent la fermeture complète, qui fut effective en 1974. Depuis, ce quai se repose, ou plutôt il a recommencé une nouvelle vie, plutôt bohème.
Dans le même registre, il faudrait penser à déplacer plus loin le Cimetière Parisien de Pantin, qui par sa taille démesurée bloque le développement de toute cette tranche de banlieue. On pourrait y installer la halle qui a été démontée à la Villette et qui attend on ne sait plus où en Seine Saint-Denis, d’être remontée. Il n’y aurait qu’à déménager les tombes près des pistes de Roissy. Les morts ne seraient pas dérangés par le bruit et les gens qui vont dans les cimetières n’y restent souvent pas longtemps et sont parfois atteint de surdité. Évidemment, ce n’est pas très rassurant d’apercevoir un cimetière alors qu’on s’apprête à atterrir mais on ne va pas arrêter le progrès pour quelques psychorigidités. Mes contemporains me semblent aptes à goûter ce surcroît d’adrénaline.
Je les imagine gambader sur ce quai, bien vivants, les moutons, les bœufs, les veaux, vaches, cochons, et les couvées sont dans les nids. Pendant que ces fantômes s’éloignent dans leur train à bestiaux, je réalise que l’endroit est plutôt paisible comparés à l’agitation des millions de bêtes qui sont passés ici. Les convois arrivaient quotidiennement, débarquaient sûrement bruyamment puis s‘en allaient sous les aboiements des chiens. Il fallait alors nettoyer les wagons et le quai puis emporter ces immondices, pour recommencer le lendemain.
En comparaison, il ne reste plus beaucoup d’animaux visibles. Quelques lézards des murailles qui se réchauffent sur les pierres, des abeilles, des insectes. Beaucoup de papillons attirés par les buddleias. J’ai appris que les oiseaux pouvaient apprécier ce milieu. Les ornithologues des villes affirment que les friches ferroviaires sont accueillantes pour plusieurs espèces de volatiles. On n’y prodigue pas de désherbant, ni de pesticide! On ne tond pas non plus les herbes folles comme dans les espaces verts civilisés, ce qui permet la montée en graine, dont certains oiseaux sont friands.
Il se pourrait même qu’il y ait des rouges-gorges, malgré les chats qui attaquent leur nid bas. J’ai déjà entendu gazouiller pendant la nuit, ce qui est une particularité du rouge-gorge. À moins que ce ne soit juste la tendance des oiseaux citadins à chanter plus tôt, avant que le bruit de la ville éveillée ne vienne parasiter leurs mots doux. J’ai vu des pies et des moineaux, des merles et des martinets noirs avec certitude. Mais d’autres espèces aux noms enchanteurs sont trop discrètes pour moi. Le dimanche et les jours calmes, il arrive qu’une mouette fasse un détour jusqu’au quai.
Ces bestioles anthropophiles qui ont réussi à s’adapter à nos villes, créent un écosystème citadin post-industriel inattendu. La biodiversité urbaine reprend du poil de la bête. Cette faune et cette flore sauvages ne sont pas rancunières. Qu’est-ce qu’il reste de naturel à Paris? La main de l’homme est omniprésente! Les collines existent encore à peine, la Seine est sale et endiguée, il reste le ciel. Tout a été décidé! Les parcs et jardins ont été conçus, planifiés. On pourrait conserver quelques lieux d’abandon, où la ville reprendrait sa respiration. Ce doit être trop cauchemardesque pour les architectes, les urbanistes, les paysagistes, et les édiles de laisser un endroit suivre son cours parmi le patchwork des emprises humaines, au prix où est le mètre carré. Si l’on apprécie l’imprévu, il n’y en a plus beaucoup dans nos rues. Impossible de revenir à ce chemin vert qui a donné son premier nom à la rue qui le borde mais d’avoir échappé à l’aménagement du territoire,donne un goût de liberté retrouvée à ce quai.
Un hors-saison qui se serait prolongé On prête peu d’intérêt aux bâtis allongés. L’œil est plus attiré par les constructions qui se dressent. Tout a une raison d’être officielle, ce quai n’en a plus. Il était une dépendance délocalisée des abattoirs, suffisamment éloignée pour être oubliée dans la transformation de La Villette. Au début des années 90, la SNCF n’y stockait rien, le quai était encore nickel, ne servant pas encore de débarras à ciel ouvert. Et il était bien beau, complètement libre avec son pavage qui lui donnait un joli bombé.
Mais si vous désiriez avoir de l’exotisme, du vrai avec des rivages paradisiaques, des perroquets rieurs et des vahinés enchanteresses, il n’y avait qu’à traverser la rue et se laisser aller aux souvenirs des publicités qui nous ont irriguées par les médias parce que là était une usine de production d’Oasis.
En 1997, la société Schweppes a décidé de mettre fin à l’embouteillage de 100 millions de litres de boissons aux fruits en invoquant une masse de problèmes liés au développement de sa production sur ce site, mais je crois que c’est surtout la perspective d’un terrain moins cher qui les a attiré plus loin de Paris. L’usine a servi d’entrepôts de vêtements pendant quelques années pour être depuis quelques années à louer.
Sur le même trottoir, il y avait un autre ensemble de jardins ouvriers. Sur ce terrain nettoyé, il a été construit un entrepôt rentabilisé par intermittences. La palissade, un ensemble de planches verticales, était plus normalisée qu’en face. Même si derrière, on voyait des lilas qui faisaient au printemps un mur fleuri de 15 mètres de long, un noyer gigantesque et des figuiers affalés, quelques parterres de muguet, des framboisiers et des vignes dont certains avaient essayés de faire du vin, sans réel succès, au nombre de bouteilles qu’il restait à consommer. En supprimant les cabanes, les barrières, cela aurait fait un parc merveilleux! Quand je me suis aperçu qu’il n’y avait plus d’arbres qui dépassaient de la clôture., je suis allé y promener ma lampe de poche.
Le travail avait été terminé à la pelleteuse, plusieurs arbustes paraissaient correctement déchaussés, sans trop de dégâts. J’ai réussi à récupérer cinq groseilliers, un figuier, trois ou quatre lilas dont un seul a survécu. J’ai dû transporter puis replanter ces végétaux dans mon jardinet pendant la nuit. Malgré la fatigue, je n’étais pas mécontent de l’opération. L’année dernière fut clémente et j’ai pu goûter les premières figues sucrées et savoureuses du transplanté.
Autre bonne nouvelle, la Galerie Thaddaeus Ropac a installé une de ses succursales à deux pas du quai, dans une ancienne chaudronnerie qui vivotait depuis un moment. Étant donné le goût de beaucoup d’artistes contemporains pour le recyclage, il est assez normal que les œuvres exposées trouvent des échos avec l’environnement ferroviaire alentour. Effectivement, les objets travaillés par le temps, rouillés ou malmenés ne manquaient pas. Une partie de l’exposition évoquait des performances effectuées par Joseph Beuys et plus particulièrement celle de la cymbale et du cheval blanc. Ce qui est amusant parce qu’à moins de cinquante mètres de la galerie débute la rue du Cheval blanc, qui s’appelle ainsi parce qu’elle longe les voies où passait le cheval vapeur ou parce qu’il y aurait eu là un cheval blanc notable? Peut-être le vrai cheval qui a été amené pour le vernissage. Anselm Kiefer qui présentait principalement une série de toiles ayant pour appellation : « Les non-nés » ne semblait pas hors-sujet. Il a enfoui des pépites au milieu d’un magma pétrifié, ce qui me rappela le fragile bastion entourant les jardins ouvriers.
Qui sait? Un autre galeriste s’entichera de l’ancienne usine de sciure. Il pourrait y faire une cafétéria avec une terrasse plein sud et paisible, donnant sur les aménagements qui remplaceront les voies de garage et la Sernam.
Qui sait? Un jour peut-être la rue Cartier-Bresson se prénommera officiellement Henri, tant on aura oublié la production rémunératrice de fil et de bouton, et tant le quartier sera devenu arty, sous influence new-yorkaise, cette-fois-ci.


Trois plans projets ont été retenus mais on ne connaît pas encore qui va vendre des propriétaires d’habitats en frontière du terrain principalement concerné. Deux maisons sur la rue ont déjà été murées. Une imprimerie a été rasée. Pourtant les bouleversements radicaux commenceront lorsque l’emprise du Réseau Ferré de France cessera. Un jour prochain.
Par un après-midi sans souci, un chien a surgi devant moi, menaçant. Après renseignements, je compris que de jeunes roms avaient mis toutes les chances de leurs côtés puisqu’ils avaient aussi un piège et un fusil à plomb. Ils chassaient du petit lapin, à ce qu’ils disaient. Leur pudeur les empêchaient d’avouer qu’ils traquaient les surmulots qui n’avaient pas encore déguerpi depuis la disparition de leur source d’alimentation fournis pas les squatteurs indélicats. Il y a eu aussi des jeunes artistes parisiens qui se sont servis de ce quai pour y tourner un film expérimental, de loin cela paraissait plutôt abscons. Un soir, j’y ai aussi admiré un jongleur de feu.
Un autre soir, je suis tombé nez à nez avec des militaires armés jusqu’aux dents alors que l’endroit n’est plus surveillé depuis longtemps, les gardiens ne quittant plus leur local. J’ai réalisé que les trains à quai devaient contenir les tout nouveaux euros prêts à envahir Paris.
Le passé va s’effacer. Pantin Local va disparaître, cesser d’être un lieu victime, passer du côté des gagnants pour devenir et s’épanouir aux pieds de Paris. Quitter la disgrâce des dirigeants et retrouver les agréments de la nouveauté, peut-être enfouir la grâce qu’apporte l’oubli. La construction de cinq cent logements, cent mille m² de Bureaux et de locaux d’activités, et la création d’un parc public de treize mille m² sont prévues.
C’était un mélange de zone industrielle, de ville et de campagne. Le quartier est bien situé pour la vie citadine contemporaine, comme il l’était industriellement. La Gare RER, la Mairie, le tramway, deux lignes de métros à quelques encablures et en prime le canal. Si les architectes ne sont pas trop mauvais, cela peut faire un lieu de vie positif.
Les bestiaux n’ont pas laissé l’empreinte de leurs sabots sur ces pavés. Dommage! Même si je déménage!

Franck Nicole, in memoriam

Addendum

Depuis, la rue a évolué, la gentrification de Pantin se poursuit.

Déjà en 2003, dans sa tribune Mira Kamdar écrivait un article pour le New York Times sur la banlieue  , The Other Paris Beyond The Boulevards, l’éditorialiste de NYT affirmez ne voir « ni peur ni désespoir, mais quelque chose de plus vivant que l’élégance figée et éternelle de Paris ». Elle ajoutez que « le futur de Paris se trouvait dans sa périphérie »

Agence BETC- anciens magasins généraux des Douanes

Il suffit pour s’en convaincre de noter les nouvelles implantations des sociétés Hermès, Chanel, le Centre national de la danse (CND) et les Magasins généraux, transformé en siège de l’agence publicitaire BETC, et, de l’autre côté du canal de l’Ourcq, les Grands Moulins qui abritent aujourd’hui BNP Paribas, le Pôle des métiers d’art, Chanel.

Et à l’horizon 2022, le Centre national des arts plastiques s’installera au 81 rue Cartier-Bresson à Pantin. Dans ce contexte, le Cnap initie des interventions et des collaborations artistiques avec la ville et ses habitants.

Avertissements

Toutes les illustrations sont de vidéogrammes du film d’Anne-Lise Maure
« La main heureuse »- portrait de Franck un penseur de banlieue
(documentaire-45’)- Viviervidéo -2011 

Le texte de Franck Nicole traite de sujets et de lieux arpentés par Démarches, dans le cadre du parcours Hors-Circuits :

 

 

Se souvenir des paysages

Sur une période de 110 ans, quatre campagnes photographiques ont permis de documenter une portion des paysages flamands. Entre 1904 et 1911, le botaniste Jean Massart a réalisé une série de photographies de paysages en Flandre afin de représenter la végétation naturelle dans le paysage et les relations entre l’agriculture et la géographie. En 1980, Georges Charlier, accompagné du botaniste Leo Vanhecke, a photographié à nouveau environ 60 images de Massart et, en 2003, Jan Kempenaers a été chargé de photographier les mêmes scènes. Une quatrième série a été réalisée par Michiel De Cleene en 2014. Chacune met l’accent sur des aspects documentaires, artistiques et scientifiques. La collection sert maintenant à la recherche sur l’urbanisation et les mutations du paysage.

Ces 4 séries mettent chacune l’accent sur différentes perceptions du paysage. Des aspects documentaires, artistiques et scientifiques peuvent être perçus dans chacune. Cette collection ainsi constituée sert maintenant de base de recherches sur l’urbanisation et les mutations du paysage.

Le projet a donné lieu à une exposition au SMAK (1) et à un livre aux éditions Roma.

 

Le 10 octobre dernier, la librairie Volume à Paris organisait une présentation de l’ouvrage lors d’une soirée animée par Jac Fol qui réunissait autour de lui : Pieter Uyttenhove et Bruno Notteboom, auteurs et directeurs de l’ouvrage et le photographe Georges  Charlier.

de gauche à droite : Samuel Hoppe, Jac Fol, Bruno Notteboom, Pieter Uyttenhove

Les intervenants se sont interrogés sur la liberté du photographe dans ce cadre strict. Analysant les déplacements de ligne d’horizon, de lumières à partir des données de référence de Jean Massart. L’apport de la narrativité dans le paysage combiné à la richesse des regards mettent en place un dispositif permettant d’écrire un scénario du paysage. Thème développé dans les textes sur la base d’une comparaison avec la chronophotographie.

L’exposition de 2006 était une coproduction de l’Université SMAK et Gand – Département d’architecture et d’urbanisme et bibliothèque universitaire avec le focus architecture-.

Le livre  abondamment illustré par la collection complète de photos de Jean Massart, Georges Charlier et Jan Kempenaers, comprend des données descriptives, un atlas pratique des lieux et une brève description analytique de chaque ensemble de photographies. Un corpus de textes avec des entretiens et les points de vue des chercheurs trouve un complément interactif sur le site.

Sur la base de dix lieux en Flandre, une histoire commentée de la transformation du paysage, de la conception urbaine, du cadre de vie et de la culture vivante est présentée. La recherche urbaine de Labo S (2) fournit un certain nombre de solutions pour mieux comprendre les causes de ce changement, telles que l’expansion des zones résidentielles et les mutations de l’agriculture qui indiquent l’industrialisation de la production alimentaire. Les réseaux d’infrastructure, les mâts GSM, les éoliennes, la gestion des cours d’eau et les impacts à grande échelle sont particulièrement frappants.

Contrairement aux attentes, les images montrent que de nouvelles zones naturelles ont récemment été créées, mais pas toujours pour des raisons écologiques. Vous verrez, entre autres, une zone de compensation pour l’extension du port d’Anvers. Ou un horizon entièrement construit à la limite d’une nouvelle zone naturelle à Nieuport, résultat visible de la demande croissante de séjours temporaires sur la côte et de la pression des promoteurs immobiliers.

La recherche peut être consultée dans son intégralité sur le site. Les photos peuvent être visualisées de manière interactive: sur une carte de la Flandre, vous pourrez afficher les soixante «paysages», ainsi que toutes les données de la recherche.

Notes :

(1)  S.M.A.K. (Stedelijk Museum voor Actuele Kunst)

(2) Labo S est le laboratoire de recherche en développement urbain du département d’architecture et d’urbanisme de l’Université de Gand. Il est destiné aux recherches sur les problèmes de développement urbain axées sur la conception et les missions. L’expertise et la vision sur les problèmes de la « métropole horizontale » sont développées et transmises au moyen de travaux d’étude et de projets de recherche, ainsi que d’expositions, de colloques et de publications.

Yves Gallot – le Roi des marcheurs

Tout a commencé le 20 décembre 1896 dans le Journal des Voyages par un entretien avec le surprenant marcheur Yves Gallot, véritable phénomène dont le bagout était égal à son endurance de marcheur. Il alimentera la rubrique durant plusieurs numéros. Entre le 27 décembre et le 14 février 1897, les lecteurs de l’hebdomadaire pourront lire pas moins de huit publications des Souvenirs d’un marcheur, situés Au-delà des mers comme l’indique le surtitre. Car l’homme s’il est truculent, n’en a pas moins vécu de véritables aventures au cours de son long séjour sur le sol américain. Il y narre ses exploits avec force détails. Tant et si bien que le feuilleton est prolongé par un article intitulé L’art de marcher.

Antoine de Baecque a publié en 2016, sous le titre L’art de marcher, un ensemble de textes d’Yves Gallot, précédé d’une abondante préface qui contextualise l’histoire des marcheurs.

L’auteur explicitera les conditions dans lesquelles Yves Gallot devint le Roi des marcheurs, dans un entretien accordé au Parisien en 2016 :

La marche incarne alors la patrie régénérée qui se remet « à marcher droit » après l’humiliation de Sedan. Après la défaite de 1870, la piètre qualité physique de l’armée avait été vilipendée. Le « relèvement du corps » participait de cet esprit revanchard face à l’Allemagne. Gallot, comme tous les autres, se voulait « marcheur patriote », il courait toujours avec un fusil et un drapeau tricolore !
…/…
Ironie de l’histoire : la marche était le nerf de la guerre, mais celle-ci s’est enlisée dans les tranchées ! Elle aura connu un âge d’or de la fin du XIXe siècle aux années 1920.

Le témoignage direct du Roi des marcheurs est un récit de ses aventures émaillé de données chiffrées sur ses exploits, exemple à propos du tour de Paris

Vous dites ?

– 62 fois le tour de Paris, ou, si vous aimez mieux : 2000 kilomètres, ou 500 lieues, et cela, s’il vous plaît, sac au dos, et fusil à l’épaule.

Ainsi, c’est vrai, vous avez fait 62 fois le tour de Paris.-Mais oui, 62 fois, pas une de moins, en 744 heures 35 minutes.

-Mais j’ai fait mieux : le même tour, 29 fois en 11 jours, soit 1000 kilomètres. Aussi quelle ovation à mon arrivée à la Porte Maillot. On m’acclamait, on me couvrit de fleurs…

Il a gagné son surnom de Roi des marcheurs, en accomplissant des performances pédestres qui réunissaient la foule tout au long des parcours. Le gaillard avait une allonge d’un mètre, une technique de marche apprise des indiens et il était servi par une endurance à toute épreuve qu’il entretenait avec des recettes très personnelles. Il a détaillé son matériel, son régime et ses secrets dans des précis de marche qui laissent pantois aujourd’hui. A l’heure des marches autour de Paris, des marathons et de l’engouement du public pour la marche, les équipementiers ne manquent pas de mettre sur le marché des produits sophistiqués à forte valeur ajoutée, comprendre à prix élevé.

La lecture de quelques extraits des conseils réédités par la Petite Bibliothèque Payot, L’art de marcher par Yves Gallot est édifiante. Les moyens et les équipements humbles et primitifs relèvent de la recette personnelle et de son apprentissage auprès des indiens :

Il vous faut « de bonnes espadrilles » graissées de suif, de miel et de saindoux. Lacez-les « au-dessus des chevilles » et « goudronnez les semelles ». Optez pour un pantalon imperméabilisé à l’huile, de la flanelle pour le haut.

« Les repas doivent être frugaux : bouillon, potage, œuf cru, de la viande saignante, très peu de pain. Pour se préparer au mieux, avalez une boisson à base de 40 g de kola pulvérisé et de 500 g d’alcool à 90° qu’il faut « laisser macérer quatre jours et passer au papier tournesol ».

Il ira jusqu’à défier le capitaine Cody à cheval, célèbre pour être le cousin de Buffalo Bill, Sur le champ de Mars à Paris en 50 heures et pour 6 000 francs. Le matin du 10 février 1894, Gallot est distancé par le cheval. Mais loin de renoncer, il s’encourage en chantant des refrains militaires et des succès du café-concert. Au terme du défi, le capitaine Cody a parcouru 259 km en utilisant deux chevaux, le premier étant épuisé. Yves Gallot en a parcouru 256. Il n’a pas gagné, mais il est acclamé par la foule. Il n’a pas renoncé durant le parcours à porter un fusil surmonté d’un drapeau tricolore parce que, dit-il : « Je ne marche guère sans mon fusil et mon sac, bien garni ! Ça, c’est une habitude de trappeur, contractée en Amérique. C’est là que j’ai appris à marcher. »

Yves Gallot meurt le 9 juillet 1936. Il est enterré au cimetière d’Ivry. On dit que son fils et six personnes seulement ont suivi le convoi funéraire. Il semble vain de chercher sa tombe car étant décédé dans la misère à l’Hospice des Incurables d’Ivry sur Seine, le corps a probablement été mis en fosse commune.

Triste sortie pour le Roi des marcheurs.

 

 

 

 

La Promenade de Robert Walser

L’école nationale des Beaux-Arts de Paris, consacre une précieuse exposition à l’écrivain suisse Robert Walser. Intitulée « Grosse kleine Welt/Grand petit monde », le cercle des amateurs de l’auteur suisse de langue allemande a jusqu’au 6 janvier 2019, pour la découvrir.

Il faut avoir lu les textes de Robert Walser (1878-1956) pour savoir à quel point son oeuvre de vagabond du minuscule, d’explorateur du fugitif plonge ses lecteurs dans un monde d’observations et de sensations en communion avec l’hypersensibilité de l’auteur à son environnement.

On pourrait résumer sa vie en trois mots : écrire, marcher et disparaître. Il oscillera entre l’essentiel et le dérisoire, deux pôles dont la primauté de l’un ou de l’autre le pousseront à un internement souhaité, puis plus tard contraint.

Miniaturiste de l’interminable, il a noirci tous les supports à sa disposition d’une écriture microscopique que l’on a prise longtemps pour un alphabet inventé. La vue des « Microgrammes » dans l’exposition des Beaux -Arts aspire le lecteur dans un univers où le minuscule devient l’image de l’interminable.

Robert Walser a sa vie durant quêté obsessionnellement à travers ses promenades la transformation du temps en espace.

Ce marcheur perpétuel « der Tourengeher » a livré dans un texte de 1917, intitulé « Der Spaziergang », en français La Promenade des descriptions attentives du Seeland qu’il sillonne durant trois ans. Dans cette région suisse du Lac de Bienne, il va  ériger la promenade en style et modèle de vie. Il mêlera humour et amour du détail pour dresser un autel littéraire  à la nature et aux paysages qu’il découvre lors de ses excursions.

  » Un matin, l’envie me prenant de faire une promenade, je mis le chapeau sur la tête et, en courant, quittai le cabinet de travail ou de fantasmagorie pour dévaler l’escalier et me précipiter dans la rue. »

Ensuite, dans l’entretien qu’il a avec M. le Président de la haute commission fiscale. Ce dernier s’exclame :
« – Mais on vous voit toujours en train de vous promener !
– La promenade, répliquai-je, m’est indispensable pour me donner de la vivacité et maintenir mes liens avec le monde, sans l’expérience sensible duquel je ne pourrais ni écrire la moitié de la première lettre d’une ligne, ni rédiger un poème, en vers ou en prose. Sans la promenade, je serais mort et j’aurais été contraint depuis longtemps d’abandonner mon métier, que j’aime passionnément. Sans promenade et sans collecte de faits, je serais incapable d’écrire le moindre compte rendu, ni davantage un article, sans parler d’écrire une nouvelle. Sans promenade, je ne pourrais recueillir ni études, ni observations. Un homme aussi subtil et éclairé que vous comprendra cela immédiatement. […] Une promenade me sert professionnellement, mais en même temps elle me réjouit personnellement ; elle me réconforte, me ravit, me requinque, elle est une jouissance, mais qui en même temps a le don de m’aiguillonner et de m’inciter à poursuivre mon travail, en m’offrant de nombreux objets plus ou moins significatifs qu’ensuite, rentré chez moi, j’élaborerai avec zèle.[…] »  La suite de la même veine, entraîne le lecteur dans une argumentation exubérante des bienfaits de la promenade.

Si Robert Musil et Franz Kafka comptaient parmi ses admirateurs, Arnaud Claass note dans l’avant-propos du livre qu’il a consacré à Robert Frank, aux éditions Filigranes, que le célèbre photographe d’origine suisse ne voyage jamais sans un livre de son compatriote Robert Walser dans ses bagages.

Un soir de Noël 1956, il sortit de l’hôpital pour une promenade qu’il savait probablement sans retour. Il fut découvert mort dans la neige, à l’âge de soixante-dix-huit ans.

« La Promenade » est éditée chez Gallimard, dans plusieurs collections. Ce texte est aussi paru dans le recueil « Seeland », aux éditions ZOE poche.